The Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Boule de Suif Author: Guy de Maupassant Release Date: January 19, 2004 [EBook #10746] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. [Illustration: Boule de Suif] LIBRAIRIE OLLENDORFF _48, CHAUSSEE D'ANTIN, 50 PARIS_ _Collection des Grands Romans_ A 1 FRANC GUY DE MAUPASSANT _Yvette. Mademoiselle Fifi. Boule de Suif._ GEORGES OHNET _Le Maitre de Forges. Serge Panine. La Grande Marniere._ ALBERT DELPIT _Le Fils de Coralie._ ANDRE THEURIET _Sauvageonne._ RENE MAIZEROY _Petite Reine._ GUSTAVE TOUDOUZE _Madame Lambelle._ MARIO UCHARO _Mon Oncle Barbassou._ JEAN RAMEAU _Plus que de l'Amour._ PIERRE MAEL _Un roman de Femme._ JULES CASE _La Fille a Blanchard._ RODHA BROUGTHON _Comme une Fleur._ MATHILDE SERAO _Adieu Amour._ MAURICE MONTEGUT _Un nom sur une Tombe._ MAURICE LEBLANC _Une Femme._ Envoi franco contre 1 fr. 25 par volume. Boule de Suif OEUVRES COMPLETES ILLUSTREES DU GUY DE MAUPASSANT EDITION DE LUXE (_Voir Catalogue a la fin du volume_.) GUY DE MAUPASSANT BOULE DE SUIF L'EPAVE--DECOUVERTE--UN PARRICIDE--LE RENDEZ-VOUS--BOMBARD LE PAIN MAUDIT--LES SABOTS--LA BUCHE MAGNETISME--DIVORCE--UNE SOIREE PARIS 1907 BOULE DE SUIF Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armee en deroute avaient traverse la ville. Ce n'etait point de la troupe, mais des hordes debandees. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avancaient d'une allure molle, sans drapeau, sans regiment. Tous semblaient accables, ereintes, incapables d'une pensee ou d'une resolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitot qu'ils s'arretaient. On voyait surtout des mobilises, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; des petits moblots alertes, faciles a l'epouvante et prompts a l'enthousiasme, prets a l'attaque comme a la fuite; puis, au milieu d'eux, quelques culottes rouges, debris d'une division moulue dans une grande bataille; des artilleurs sombres alignes avec des fantassins divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus legere des lignards. Des legions de francs-tireurs aux appellations heroiques: "les Vengeurs de la Defaite--les Citoyens de la Tombe--les Partageurs de la Mort"--passaient a leur tour, avec des airs de bandits. Leurs chefs, anciens commercants en draps ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommes officiers pour leurs ecus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et pretendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs epaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves a outrance, pillards et debauches. Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances tres prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se preparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, etait rentree dans ses foyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle epouvantait naguere les bornes des routes nationales a trois lieues a la ronde, avaient subitement disparu. Les derniers soldats francais venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant apres tous, le general, desespere, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, eperdu lui-meme dans la grande debacle d'un peuple habitue a vaincre et desastreusement battu malgre sa bravoure legendaire, s'en allait a pied, entre deux officiers d'ordonnance. Puis un calme profond, une attente epouvantee et silencieuse avaient plane sur la cite. Beaucoup de bourgeois bedonnants, emascules par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne considerat comme une arme leurs broches a rotir ou leurs grands couteaux de cuisine. La vie semblait arretee; les boutiques etaient closes, la rue muette. Quelquefois un habitant, intimide par ce silence, filait rapidement le long des murs. L'angoisse de l'attente faisait desirer la venue de l'ennemi. Dans l'apres-midi du jour qui suivit le depart des troupes francaises, quelques uhlans, sortis on ne sait d'ou, traverserent la ville avec celerite. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la cote Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au meme moment, se joignirent sur la place de l'Hotel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armee allemande arrivait, deroulant ses bataillons qui faisaient sonner les paves sous leur pas dur et rythme. Des commandements cries d'une voix inconnue et gutturale montaient le long des maisons qui semblaient mortes et desertes, tandis que, derriere les volets fermes, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maitres de la cite, des fortunes et des vies, de par le "droit de guerre". Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car la meme sensation reparait chaque fois que l'ordre etabli des choses est renverse, que la securite n'existe plus, que tout ce que protegeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve a la merci d'une brutalite inconsciente et feroce. Le tremblement de terre ecrasant sous les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve deborde qui roule les paysans noyes avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachees aux toits, ou l'armee glorieuse massacrant ceux qui se defendent, emmenant les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autant de fleaux effrayants qui deconcertent toute croyance a la justice eternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne en la protection du Ciel et en la raison de l'homme. Mais a chaque porte des petits detachements frappaient, puis disparaissaient dans les maisons. C'etait l'occupation apres l'invasion. Le devoir commencait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs. Au bout de quelque temps, une fois la premiere terreur disparue, un calme nouveau s'etablit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien mangeait a table. Il etait parfois bien eleve, et, par politesse, plaignait la France, disait sa repugnance en prenant part a cette guerre. On lui etait reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait, un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le menageant on obtiendrait peut-etre quelques hommes de moins a nourrir. Et pourquoi blesser quelqu'un dont on dependait tout a fait? Agir ainsi serait moins de la bravoure que de la temerite.--Et la temerite n'est plus un defaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des defenses heroiques ou s'illustra leur cite.--On se disait enfin, raison supreme tiree de l'urbanite francaise, qu'il demeurait bien permis d'etre poli dans son interieur pourvu qu'on ne se montrat pas familier, en public, avec le soldat etranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, a se chauffer au foyer commun. La ville meme reprenait peu a peu de son aspect ordinaire. Les Francais ne sortaient guere encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui trainaient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pave, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens enormement plus de mepris que les officiers de chasseurs, qui, l'annee d'avant, buvaient aux memes cafes. Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil et d'inconnu, une atmosphere etrangere intolerable, comme une odeur repandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le gout des aliments, donnait l'impression d'etre en voyage, tres loin, chez des tribus barbares et dangereuses. Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants payaient toujours; ils etaient riches d'ailleurs. Mais plus un negociant normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre. Cependant, a deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la riviere, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les pecheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand gonfle dans son uniforme, tue d'un coup de couteau ou de savate, la tete ecrasee par une pierre, ou jete a l'eau d'une poussee du haut d'un pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et legitimes, heroismes inconnus, attaques muettes, plus perilleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire. Car la haine de l'Etranger arme toujours quelques Intrepides prets a mourir pour une Idee. Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujetissant la ville a leur inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la renommee leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, on s'enhardit, et le besoin du negoce travailla de nouveau le coeur des commercants du pays. Quelques-uns avaient de gros interets engages au Havre que l'armee francaise occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre a Dieppe ou ils s'embarqueraient. On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la connaissance, et une autorisation de depart fut obtenue du general en chef. Donc, une grande diligence a quatre chevaux ayant ete retenue pour ce voyage, et dix personnes s'etant fait inscrire chez le voiturier, on resolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour eviter tout rassemblement. Depuis quelque temps deja la gelee avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apporterent la neige qui tomba sans interruption pendant toute la soiree et toute la nuit. A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se reunirent dans la cour de l'Hotel de Normandie, ou l'on devait monter en voiture. Ils etaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurite; et l'entassement des lourds vetements d'hiver faisait ressembler tous ces corps a des cures obeses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se reconnurent, un troisieme les aborda, ils causerent:--"J'emmene ma femme,"--dit l'un.--"J'en fais autant."--"Et moi aussi."--Le premier ajouta:--"Nous ne reviendrons pas a Rouen, et si les Prussiens approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre."--Tous avaient les memes projets, etant de complexion semblable. Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait un valet d'ecurie, sortait de temps a autre d'une porte obscure pour disparaitre immediatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litieres, et une voix d'homme parlant aux betes et jurant s'entendait au fond du batiment. Un leger murmure de grelots annonca qu'on maniait les harnais; ce murmure devint bientot un fremissement clair et continu, rythme par le mouvement de l'animal, s'arretant parfois, puis reprenant dans une brusque secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferre battant le sol. La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois geles s'etaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis. Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre; il effacait les formes, poudrait les choses d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutot sensation que bruit, entremelement d'atomes legers qui semblaient emplir l'espace, couvrir le monde. L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval triste qui ne venait pas volontiers. Il le placa contre le timon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumiere. Comme il allait chercher la seconde bete, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, deja blancs de neige, et leur dit:--"Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture, vous serez a l'abri, au moins." Ils n'y avaient pas songe, sans doute, et ils se precipiterent. Les trois hommes installerent leurs femmes dans le fond, monterent ensuite; puis les autres formes indecises et voilees prirent a leur tour les dernieres places sans echanger une parole. Le plancher etait couvert de paille ou les pieds s'enfoncerent. Les dames du fond, ayant apporte des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon chimique, allumerent ces appareils, et, pendant quelque temps, a voix basse, elles en enumererent les avantages, se repetant des choses qu'elles savaient deja depuis longtemps. Enfin, la diligence etant attelee, avec six chevaux au lieu de quatre a cause du tirage plus penible, une voix du dehors demanda:--"Tout le monde est-il monte?"--Une voix du dedans repondit:--"Oui."--On partit. La voiture avancait lentement, lentement, a tout petits pas. Les roues s'enfoncaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des craquements sourds; les betes glissaient, soufflaient, fumaient; et le fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les cotes, se nouant et se deroulant comme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent. Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons legers qu'un voyageur, Rouennais pur sang, avait compares a une pluie de coton, ne tombaient plus. Une lueur sale filtrait a travers de gros nuages obscurs et lourds qui rendaient plus eclatante la blancheur de la campagne ou apparaissaient tantot une ligne de grands arbres vetus de givre, tantot une chaumiere avec un capuchon de neige. Dans la voiture, on se regardait curieusement, a la triste clarte de cette aurore. Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue Grand-Pont. Ancien commis d'un patron ruine dans les affaires, Loiseau avait achete le fonds et fait fortune. Il vendait a tres bon marche de tres mauvais vin aux petits debitants des campagnes et passait parmi ses connaissances et ses amis pour un fripon madre, un vrai Normand plein de ruses et de jovialite. Sa reputation de filou etait si bien etablie, qu'un soir, a la prefecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire locale, ayant propose aux dames qu'il voyait un peu somnolentes de faire une partie de "Loiseau vole", le mot lui-meme vola a travers les salons du prefet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les machoires de la province. Loiseau etait en outre celebre par ses farces de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immediatement:--"Il est impayable, ce Loiseau." De taille exigue, il presentait un ventre en ballon surmonte d'une face rougeaude entre deux favoris grisonnants. Sa femme, grande, forte, resolue, avec la voix haute et la decision rapide, etait l'ordre et l'arithmetique de la maison de commerce, qu'il animait par son activite joyeuse. A cote d'eux se tenait, plus digne, appartenant a une caste superieure, M. Carre-Lamadon, homme considerable, pose dans les cotons, proprietaire de trois filatures, officier de la Legion d'honneur et membre du Conseil general. Il etait reste, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement a la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme Carre-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyes a Rouen en garnison. Elle faisait vis-a-vis a son epoux, toute petite, toute mignonne, toute jolie, pelotonnee dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navre l'interieur lamentable de la voiture. Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Breville, portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforcait d'accentuer, par les artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV qui, suivant une legende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Breville dont le mari, pour ce fait, etait devenu comte et gouverneur de province. Collegue de M. Carre-Lamadon au Conseil general, le comte Hubert representait le parti orleaniste dans le departement. L'histoire de son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes etait toujours demeuree mysterieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait meme pour avoir ete aimee par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fete, et son salon demeurait le premier du pays, le seul ou se conservat la vieille galanterie, et dont l'entree fut difficile. La fortune des Breville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu. Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le cote de la societe rentee, sereine et forte, des honnetes gens autorises qui ont de la Religion et des Principes. Par un hasard etrange, toutes les femmes se trouvaient sur le meme banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui egrenaient de longs chapelets en marmottant des _Pater_ et des _Ave_. L'une etait vieille avec une face defoncee par la petite verole comme si elle eut recu a bout portant une bordee de mitraille en pleine figure. L'autre, tres chetive, avait une tete jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongee par cette foi devorante qui fait les martyrs et les illumines. En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les regards de tous. L'homme, bien connu, etait Cornudet le democ, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans les bocks de tous les cafes democratiques. Il avait mange avec les freres et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son pere, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la Republique pour obtenir enfin la place meritee par tant de consommations revolutionnaires. Au Quatre Septembre, par suite d'une farce peut-etre, il s'etait cru nomme prefet, mais quand il voulut entrer en fonctions, les garcons de bureau, demeures seuls maitres de la place, refuserent de le reconnaitre, ce qui le contraignit a la retraite. Fort bon garcon, du reste, inoffensif et serviable, il s'etait occupe avec une ardeur incomparable d'organiser la defense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forets voisines, seme des pieges sur toutes les routes, et, a l'approche de l'ennemi, satisfait de ses preparatifs, il s'etait vivement replie vers la ville. Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, ou de nouveaux retranchements allaient etre necessaires. La femme, une de celles appelees galantes, etait celebre par son embonpoint precoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. Petite, ronde de partout, grasse a lard, avec des doigts bouffis, etrangles aux phalanges, pareils a des chapelets de courtes saucisses; avec une peau luisante et tendue, une gorge enorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appetissante et courue, tant sa fraicheur faisait plaisir a voir. Sa figure etait une pomme rouge, un bouton de pivoine pret a fleurir; et la-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombrages de grands cils epais qui mettaient une ombre dedans; en bas, une bouche charmante, etroite, humide pour le baiser, meublee de quenottes luisantes et microscopiques. Elle etait de plus, disait-on, pleine de qualites inappreciables. Aussitot qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnetes, et les mots de "prostituee", de "honte publique" furent chuchotes si haut qu'elle leva la tete. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence aussitot regna, et tout le monde baissa les yeux a l'exception de Loiseau, qui la guettait d'un air emoustille. Mais bientot la conversation reprit entre les trois dames, que la presence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignites d'epouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour legal le prend toujours de haut avec son libre confrere. Les trois hommes aussi, rapproches par un instinct de conservateurs a l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dedaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les degats que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui resulteraient du betail vole et des recoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages generaient a peine une annee. M. Carre-Lamadon, fort eprouve dans l'industrie cotonniere, avait eu soin d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu'il se menageait a toute occasion. Quant a Loiseau, il s'etait arrange pour vendre a l'Intendance francaise tous les vins communs qui lui restaient en cave, de sorte que l'Etat lui devait une somme formidable qu'il comptait bien toucher au Havre. Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien que de conditions differentes, ils se sentaient freres par l'argent, de la grande franc-maconnerie de ceux qui possedent, qui font sonner de l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte. La voiture allait si lentement qu'a dix heures du matin on n'avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des cotes a pied. On commencait a s'inquieter, car on devait dejeuner a Totes et l'on desesperait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la degager. L'appetit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage des troupes francaises affamees ayant effraye toutes les industries. Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n'y trouverent pas meme de pain, car le paysan defiant cachait ses reserves dans la crainte d'etre pille par les soldats qui, n'ayant rien a se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils decouvraient. Vers une heure de l'apres-midi, Loiseau annonca que decidement il se sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tue les conversations. De temps en temps, quelqu'un baillait; un autre presque aussitot l'imitait; et chacun, a tour de role, suivant son caractere, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou beant d'ou sortait une vapeur. Boule de Suif, a plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hesitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures etaient pales et crispees. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspille, et ne comprenait meme pas les plaisanteries sur ce sujet. "Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songe a apporter des provisions?"--Chacun se faisait le meme reproche. Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il rendit la gourde, il remercia: "C'est bon tout de meme, ca rechauffe, et ca trompe l'appetit."--L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras des voyageurs. Cette allusion indirecte a Boule de Suif choqua les gens bien eleves. On ne repondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes soeurs avaient cesse de marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncees dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, baissant obstinement les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance qu'il leur envoyait. Enfin, a trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une serviette blanche. Elle en sortit d'abord une petite assiette de faience, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout decoupes, avaient confi sous leur gelee; et l'on apercevait encore dans le panier d'autres bonnes choses enveloppees, des pates, des fruits, des friandises, les provisions preparees pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher a la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, delicatement, se mit a la manger avec un de ces petits pains qu'on appelle "Regence" en Normandie. Tous les regards etaient tendus vers elle. Puis l'odeur se repandit, elargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la machoire sous les oreilles. Le mepris des dames pour cette fille devenait feroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions. Mais Loiseau devorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: "A la bonne heure, madame a eu plus de precaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser a tout." Elle leva la tete vers lui: "Si vous en desirez, monsieur? C'est dur de jeuner depuis le matin." Il salua: "Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme a la guerre, n'est-ce pas, madame?" Et, jetant un regard circulaire, il ajouta: "Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent."--Il avait un journal qu'il etendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours loge dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelee, la depeca des dents, puis la macha avec une satisfaction si evidente qu'il y eut dans la voiture un grand soupir de detresse. Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes soeurs de partager sa collation. Elles accepterent toutes les deux instantanement, et, sans lever les yeux, se mirent a manger tres vite apres avoir balbutie des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte de table en developpant des journaux sur les genoux. Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient ferocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, a voix basse, il engageait sa femme a l'imiter. Elle resista longtemps, puis, apres une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle ceda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda a leur "charmante compagne" si elle lui permettait d'offrir un petit morceau a Mme Loiseau. Elle dit: "Mais oui, certainement, monsieur," avec un sourire aimable, et tendit la terrine. Un embarras se produisit lorsqu'on eut debouche la premiere bouteille de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa apres l'avoir essuyee. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses levres a la place humide encore des levres de sa voisine. Alors, entoures de gens qui mangeaient, suffoques par les emanations des nourritures, le comte et la comtesse de Breville, ainsi que M. et Mme Carre-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a garde le nom de Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les tetes; elle etait aussi blanche que la neige du dehors; ses yeux se fermerent, son front tomba: elle avait perdu connaissance. Son mari, affole, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l'esprit, quand la plus agee des bonnes soeurs, soutenant la tete de la malade, glissa entre ses levres la timbale de Boule de Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit et declara d'une voix mourante qu'elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelat plus, la religieuse la contraignit a boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta:--"C'est la faim, pas autre chose." Alors Boule de Suif, rougissante et embarrassee, balbutia en regardant les quatre voyageurs restes a jeun: "Mon Dieu, si j'osais offrir a ces messieurs et a ces dames ..." Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole: "Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frere et doit s'aider. Allons, mesdames, pas de ceremonie, acceptez, que diable! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison ou passer la nuit? Du train dont nous allons nous ne serons pas a Totes avant demain midi."--On hesitait, personne n'osant assumer la responsabilite du "oui". Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidee, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: "Nous acceptons avec reconnaissance, madame." Le premier pas seul coutait. Une fois le Rubicon passe, on s'en donna carrement. Le panier fut vide. Il contenait encore un pate de foie gras, un pate de mauviettes, un morceau de langue fumee, des poires de Crassane, un pave de Pont-l'Eveque, des petits-fours et une tasse pleine de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les femmes, adorant les crudites. On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on causa, avec reserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on s'abandonna davantage. Mmes de Breville et Carre-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec delicatesse. La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des tres nobles dames qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une ame de gendarme, resta reveche, parlant peu et mangeant beaucoup. On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Francais; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles commencerent bientot, et Boule de Suif raconta, avec une emotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quitte Rouen: "J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle. J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir quelques soldats que m'expatrier je ne sais ou. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourne le sang de colere; et j'ai pleure de honte toute la journee. Oh! si j'etais un homme, allez! Je les regardais de ma fenetre, ces gros porcs avec leur casque a pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empecher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi; alors j'ai saute a la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles a etrangler que d'autres! Et je l'aurais termine, celui-la, si l'on ne m'avait pas tiree par les cheveux. Il a fallu me cacher apres ca. Enfin, quand j'ai trouve une occasion, je suis partie, et me voici." On la felicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses compagnons qui ne s'etaient pas montres si cranes; et Cornudet, en l'ecoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apotre; de meme un pretre entend un devot louer Dieu, car les democrates a longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla a son tour d'un ton doctrinaire, avec l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d'eloquence ou il etrillait magistralement cette "crapule de Badinguet". Mais Boule de Suif aussitot se facha, car elle etait bonapartiste. Elle devenait plus rouge qu'une guigne, et, begayant d'indignation: "J'aurais bien voulu vous voir a sa place, vous autres. Ca aurait ete du propre, ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'a quitter la France si l'on etait gouverne par des polissons comme vous!" Cornudet, impassible, gardait un sourire dedaigneux et superieur, mais on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa et calma, non sans peine, la fille exasperee, en proclamant avec autorite que toutes les opinions sinceres etaient respectables. Cependant la comtesse et la manufacturiere, qui avaient dans l'ame la haine irraisonnee des gens comme il faut pour la Republique, et cette instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements a panache et despotiques, se sentaient, malgre elles, attirees vers cette prostituee pleine de dignite, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs. Le panier etait vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant qu'il ne fut pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie neanmoins depuis qu'on avait fini de manger. La nuit tombait, l'obscurite peu a peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, malgre sa graisse. Alors Mme de Breville lui proposa sa chaufferette dont le charbon, depuis le matin, avait ete plusieurs fois renouvele, et l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds geles. Mmes Carre-Lamadon et Loiseau donnerent les leurs aux religieuses. Le cocher avait allume ses lanternes. Elles eclairaient d'une lueur vive un nuage de buee au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux cotes de la route, la neige qui semblait se derouler sous le reflet mobile des lumieres. On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout a coup un mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme a la grande barbe s'ecarter vivement comme s'il eut recu quelque bon coup lance sans bruit. Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'etait Totes. On avait marche onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissees en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler, faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hotel du Commerce on s'arreta. La portiere s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs; c'etaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. Aussitot la voix d'un Allemand cria quelque chose. Bien que la diligence fut immobile, personne ne descendait, comme si l'on se fut attendu a etre massacre a la sortie. Alors le conducteur apparut, tenant a la main une de ses lanternes qui eclaira subitement jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de tetes effarees, dont les bouches etaient ouvertes et les yeux ecarquilles de surprise et d'epouvante. A cote du cocher se tenait, en pleine lumiere, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serre dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le cote sa casquette plate et ciree qui le faisait ressembler au chasseur d'un hotel anglais. Sa moustache demesuree, a longs poils droits, s'amincissant indefiniment de chaque cote et terminee par un seul fil blond, si mince qu'on n'en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux levres un pli tombant. Il invita en francais d'Alsacien les voyageurs a sortir, disant d'un ton raide:--"Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?" Les deux bonnes soeurs obeirent les premieres avec une docilite de saintes filles habituees a toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitie. Celui-ci, en mettant pied a terre, dit a l'officier: "Bonjour monsieur", par un sentiment de prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans repondre. Boule de Suif et Cornudet, bien que pres de la portiere, descendirent les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille tachait de se dominer et d'etre calme: le democ tourmentait d'une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussatre. Ils voulaient garder de la dignite, comprenant qu'en ces rencontres-la chacun represente un peu son pays; et pareillement revoltes par la souplesse de leurs compagnons, elle, tachait de se montrer plus fiere que ses voisines, les femmes honnetes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de resistance commencee au defoncement des routes. On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'etant fait presenter l'autorisation de depart signee par le general en chef et ou etaient mentionnes les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements ecrits. Puis il dit brusquement:--"C'est pien", et il disparut. Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commande. Une demi-heure etait necessaire pour l'appreter; et, pendant que deux servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte vitree marquee d'un numero parlant. Enfin on allait se mettre a table, quand le patron de l'auberge parut lui-meme. C'etait un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son pere lui avait transmis le nom de Follenvie. Il demanda: --Mademoiselle Elisabeth Rousset? Boule de Suif tressaillit, se retourna: --C'est moi. --Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immediatement. --A moi? --Oui, si vous etes bien mademoiselle Elisabeth Rousset. Elle se troubla, reflechit une seconde, puis declara carrement: --C'est possible, mais je n'irai pas. Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s'approcha: --Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultes considerables, non seulement pour vous, mais meme pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais resister aux gens qui sont les plus forts. Cette demarche assurement ne peut presenter aucun danger; c'est sans doute pour quelque formalite oubliee. Tout le monde se joignit a lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les complications qui pourraient resulter d'un coup de tete. Elle dit enfin: --C'est pour vous que je le fais, bien sur! La comtesse lui prit la main: --Et nous vous remercions. Elle sortit. On l'attendit pour se mettre a table. Chacun se desolait de n'avoir pas ete demande a la place de cette fille violente et irascible, et preparait mentalement des platitudes pour le cas ou on l'appellerait a son tour. Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge a suffoquer, exasperee. Elle balbutiait: "Oh! la canaille! la canaille!" Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le comte insistait, elle repondit avec une grande dignite: "Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler." Alors on s'assit autour d'une haute soupiere d'ou sortait un parfum de choux. Malgre cette alerte, le souper fut gai. Le cidre etait bon, le menage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par economie. Les autres demanderent du vin; Cornudet reclama de la biere. Il avait une facon particuliere de deboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considerer en penchant le verre, qu'il elevait ensuite entre la lampe et son oeil pour bien apprecier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait garde la nuance de son breuvage aime, semblait tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour laquelle il etait ne. On eut dit qu'il etablissait en son esprit un rapprochement et comme une affinite entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Revolution; et assurement il ne pouvait deguster l'un sans songer a l'autre. M. et Mme Follenvie dinaient tout au bout de la table. L'homme, ralant comme une locomotive crevee, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions a l'arrivee des Prussiens, ce qu'ils faisaient, ce qu'ils disaient, les execrant, d'abord, parce qu'ils lui coutaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils a l'armee. Elle s'adressait surtout a la comtesse, flattee de causer avec une dame de qualite. Puis elle baissait la voix pour dire des choses delicates, et son mari, de temps en temps, l'interrompait: --Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait aucun compte, et continuait: --Oui, madame, ces gens-la ca ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant des heures et des jours; ils sont la tous dans un champ:--et marche en avant, et marche en arriere, et tourne par-ci, et tourne par-la.--S'ils cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ca n'est profitable a personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre rien qu'a massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans education, c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le temperament a pietiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font tant de decouvertes pour etre utiles, faut il que d'autres se donnent tant de mal pour etre nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien Polonais, ou bien Francais?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine nos garcons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on donne des decorations a celui qui en detruit le plus?--Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais ca! Cornudet eleva la voix: --La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est un devoir sacre quand on defend la patrie. La vieille femme baissa la tete: --Oui, quand on se defend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait pas plutot tuer tous les rois qui font ca pour leur plaisir? L'oeil de Cornudet s'enflamma: --Bravo, citoyenne! dit-il. M. Carre-Lamadon reflechissait profondement. Bien qu'il fut fanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer a l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras inoccupes et par consequent ruineux, tant de forces qu'on entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il faudra des siecles pour achever. Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait; son enorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis. Le souper a peine acheve, comme on etait brise de fatigue, on se coucha. Cependant Loiseau, qui avait observe les choses, fit mettre au lit son epouse, puis colla tantot son oreille et tantot son oeil au trou de la serrure, pour tacher de decouvrir ce qu'il appelait: "les mysteres du corridor". Au bout d'une heure environ, il entendit un frolement, regarda bien vite, et apercut Boule de Suif qui paraissait plus replete encore sous un peignoir de cachemire bleu, brode de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir a la main et se dirigeait vers le gros numero tout au fond du couloir. Mais une porte, a cote, s'entr'ouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arreterent. Boule de Suif semblait defendre l'entree de sa chambre avec energie. Loiseau, malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, a la fin, comme ils elevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacite. Il disait: --Voyons, vous etes bete, qu'est-ce que ca vous fait? Elle avait l'air indigne et repondit: --Non, mon cher, il y a des moments ou ces choses-la ne se font pas; et puis, ici, ce serait une honte. Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle s'emporta, elevant encore le ton: --Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre a cote, peut-etre? Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser pres de l'ennemi, dut reveiller en son coeur sa dignite defaillante, car, apres l'avoir seulement embrassee, il regagna sa porte a pas de loup. Loiseau, tres allume, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa compagne qu'il reveilla d'un baiser en murmurant: "M'aimes-tu, cherie?" Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientot s'eleva quelque part, dans une direction indeterminee qui pouvait etre la cave aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, regulier, un bruit sourd et prolonge, avec des tremblements de chaudiere sous pression. M. Follenvie dormait. Comme on avait decide qu'on partirait a huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bache avait un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les ecuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se resolurent a battre le pays et ils sortirent. Ils se trouverent sur la place, avec l'eglise au fond, et, des deux cotes, des maisons basses ou l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent epluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le bercait sur ses genoux pour tacher de l'apaiser; et les grosses paysannes dont les hommes etaient a "l'armee de la guerre", indiquaient par signes a leurs vainqueurs obeissants le travail qu'il fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le cafe; un d'eux meme lavait le linge de son hotesse, une aieule tout impotente. Le comte, etonne, interrogea le bedeau qui sortait du presbytere. Le vieux rat d'eglise lui repondit: "Oh! ceux-la ne sont pas mechants; c'est pas des Prussiens a ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne sais pas bien d'ou; et ils ont tous laisse une femme et des enfants au pays; ca ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sur qu'on pleure bien aussi la-bas apres les hommes; et ca fournira une fameuse misere chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme s'ils etaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la guerre." Cornudet, indigne de l'entente cordiale etablie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, preferant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut un mot pour rire: "Ils repeuplent." M. Carre-Lamadon eut un mot grave: "Ils reparent." Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le decouvrit dans le cafe du village, attable fraternellement avec l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella: --Ne vous avait-on pas donne l'ordre d'atteler pour huit heures? --Ah! bien oui, mais on m'en a donne un autre depuis. --Lequel? --De ne pas atteler du tout. --Qui vous a donne cet ordre? --Ma foi! le commandant prussien. --Pourquoi? --Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me defend d'atteler, moi je n'attelle pas.--Voila. --C'est lui-meme qui vous a dit cela? --Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donne l'ordre de sa part. --Quand ca? --Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes rentrerent fort inquiets. On demanda M. Follenvie, mais la servante repondit que Monsieur, a cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait meme formellement defendu de le reveiller plus tot, excepte en cas d'incendie. On voulut voir l'officier, mais cela etait impossible absolument, bien qu'il logeat dans l'auberge, M. Follenvie seul etait autorise a lui parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes remonterent dans leurs chambres, et des futilites les occuperent. Cornudet s'installa sous la haute cheminee de la cuisine ou flambait un grand feu. Il se fit apporter la une des petites tables du cafe, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les democrates d'une consideration presque egale a la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant a Cornudet. C'etait une superbe pipe en ecume admirablement culottee, aussi noire que les dents de son maitre, mais parfumee, recourbee, luisante, familiere a sa main, et completant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantot fixes sur la flamme du foyer, tantot sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangee d'ecume. Loiseau, sous pretexte de se degourdir les jambes, alla placer du vin aux debitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent a causer politique. Ils prevoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux d'Orleans, l'autre a un sauveur inconnu, un heros qui se revelerait quand tout serait desespere: un du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-etre? ou un autre Napoleon Ier? Ah! si le prince imperial n'etait pas si jeune! Cornudet, les ecoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinees. Sa pipe embaumait la cuisine. Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien vite; mais il ne put que repeter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles: L'officier m'a dit comme ca: "Monsieur Follenvie, vous defendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ca suffit." Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte ou M. Carre-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit repondre qu'il admettrait ces deux hommes a lui parler quand il aurait dejeune, c'est-a-dire vers une heure. Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgre l'inquietude. Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublee. On achevait le cafe quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs. Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entrainer Cornudet pour donner plus de solennite a leur demarche, il declara fierement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les Allemands; et il se remit dans sa cheminee, demandant une autre canette. Les trois hommes monterent et furent introduits dans la plus belle chambre de l'auberge ou l'officier les recut, etendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminee, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppe par une robe de chambre flamboyante, derobee sans doute dans la demeure abandonnee de quelques bourgeois de mauvais gout. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il presentait un magnifique echantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux. Au bout de quelques instants il dit enfin: --Qu'est-ce que fous foulez? Le comte prit la parole: --Nous desirons partir, Monsieur. --Non. --Oserai-je vous demander la cause de ce refus? --Parce que che ne feux pas. --Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre general en chef nous a delivre une permission de depart pour gagner Dieppe; et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour meriter vos rigueurs. --Che ne feux pas ... foila tout ... Fous poufez tescentre. S'etant inclines tous les trois, ils se retirerent. L'apres-midi fut lamentable. On ne comprenait rien a ce caprice d'Allemand; et les idees les plus singulieres troublaient les tetes. Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-etre les garder comme otages--mais dans quel but?--ou les emmener prisonniers? ou, plutot, leur demander une rancon considerable? A cette pensee, une panique les affola. Les plus riches etaient les plus epouvantes, se voyant deja contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour decouvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, tres pauvres. Loiseau enleva sa chaine de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les apprehensions. La lampe fut allumee, et comme on avait encore deux heures avant le diner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-meme, ayant eteint sa pipe par politesse, y prit part. Le comte battit les cartes--donna--Boule de Suif avait trente-et-un d'emblee; et bientot l'interet de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s'apercut que le menage Loiseau s'entendait pour tricher. Comme on allait se mettre a table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix graillonnante, il prononca: "L'officier prussien fait demander a Mlle Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore change d'avis." Boule de Suif resta debout, toute pale; puis, devenant subitement cramoisie, elle eut un tel etouffement de colere qu'elle ne pouvait plus parler. Enfin elle eclata: "Vous lui direz a cette crapule, a ce saligaud, a cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais." Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entouree, interrogee, sollicitee par tout le monde de devoiler le mystere de sa visite. Elle resista d'abord; mais l'exasperation domina bientot: "Ce qu'il veut?... ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!" cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en la reposant violemment sur la table. C'etait une clameur de reprobation contre ce soudard ignoble, un souffle de colere, une union de tous pour la resistance, comme si l'on eut demande a chacun une partie du sacrifice exige d'elle. Le comte declara avec degout que ces gens-la se conduisaient a la facon des anciens barbares. Les femmes surtout temoignerent a Boule de Suif une commiseration energique et caressante. Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baisse la tete et ne disaient rien. On dina neanmoins lorsque la premiere fureur fut apaisee; mais on parla peu: on songeait. Les dames se retirerent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant, organiserent un ecarte auquel fut convie M. Follenvie qu'on avait l'intention d'interroger habilement sur les moyens a employer pour vaincre la resistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'a ses cartes, sans rien ecouter, sans rien repondre; et il repetait sans cesse: "Au jeu, messieurs, au jeu." Son attention etait si tendue qu'il en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter. Il refusa meme de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle etait "du matin", toujours levee avec le soleil, tandis que son homme etait "du soir", toujours pret a passer la nuit avec des amis. Il lui cria: "Tu placeras mon lait de poule devant le feu," et se remit a sa partie. Quand on vit bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on declara qu'il etait temps de s'en aller, et chacun gagna son lit. On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir indetermine, un desir plus grand de s'en aller, une terreur du jour a passer dans cette horrible petite auberge. Helas! les chevaux restaient a l'ecurie, le cocher demeurait invisible. On alla, par desoeuvrement, tourner autour de la voiture. Le dejeuner fut bien triste; et il s'etait produit comme un refroidissement vis-a-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte conseil, avait un peu modifie les jugements. On en voulait presque a cette fille, maintenant, de n'avoir pas ete trouver secretement le Prussien, afin de menager, au reveil, une bonne surprise a ses compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eut su, d'ailleurs? Elle aurait pu sauver les apparences en faisant dire a l'officier qu'elle prenait en pitie leur detresse. Pour elle, ca avait si peu d'importance! Mais personne n'avouait encore ces pensees. Dans l'apres-midi, comme on s'ennuyait a perir, le comte proposa de faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec soin et la petite societe partit, a l'exception de Cornudet, qui preferait rester pres du feu, et des bonnes soeurs, qui passaient leurs journees dans l'eglise ou chez le cure. Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas etait une souffrance; et lorsque la campagne se decouvrit, elle leur apparut si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitee que tout le monde aussitot retourna, l'ame glacee et le coeur serre. Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu derriere. Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout a coup si cette "garce-la" allait les faire rester longtemps encore dans un pareil endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une femme un sacrifice aussi penible, et qu'il devait venir d'elle-meme. M. Carre-Lamadon remarqua que si les Francais faisaient, comme il en etait question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir lieu qu'a Totes. Cette reflexion rendit les deux autres soucieux.--"Si l'on se sauvait a pied,"--dit Loiseau. Le comte haussa les epaules:-- "Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous serions tout de suite poursuivis, rattrapes en dix minutes, et ramenes prisonniers a la merci des soldats."--C'etait vrai; on se tut. Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les desunir. Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guepe en uniforme, et marchait, les genoux ecartes, de ce mouvement particulier aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes soigneusement cirees. Il s'inclina en passant pres des dames, et regarda dedaigneusement les hommes qui eurent, du reste, la dignite de ne point se decouvrir, bien que Loiseau ebauchat un geste pour retirer sa coiffure. Boule de Suif etait devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois femmes mariees ressentaient une grande humiliation d'etre ainsi rencontrees par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait si cavalierement traitee. Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carre-Lamadon, qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, trouvait celui-la pas mal du tout; elle regrettait meme qu'il ne fut pas Francais, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes assurement raffoleraient. Une fois rentres, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent meme echangees a propos de choses insignifiantes. Le diner, silencieux, dura peu, et chacun monta se coucher, esperant dormir pour tuer le temps. On descendit le lendemain avec des visages fatigues et des coeurs exasperes. Les femmes parlaient a peine a Boule de Suif. Une cloche tinta. C'etait pour un bapteme. La grosse fille avait un enfant eleve chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensee de celui qu'on allait baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le sien, et elle voulut absolument assister a la ceremonie. Aussitot qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha les chaises, car on sentait bien qu'a la fin il fallait decider quelque chose. Loiseau eut une inspiration: il etait d'avis de proposer a l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il redescendit presque aussitot. L'Allemand, qui connaissait la nature humaine, l'avait mis a la porte. Il pretendait retenir tout le monde tant que son desir ne serait pas satisfait. Alors le temperament populacier de Mme Loiseau eclata:--"Nous n'allons pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son metier, a cette gueuse, de faire ca avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le droit de refuser l'un plutot que l'autre. Je vous demande un peu, ca a pris tout ce qu'elle a trouve dans Rouen, meme des cochers! oui, madame, le cocher de la prefecture! Je le sais bien, moi, il achete son vin a la maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait la mijauree, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit tres bien, cet officier. Il est peut-etre prive depuis longtemps; et nous etions la trois qu'il aurait sans doute preferees. Mais non, il se contente de celle a tout le monde. Il respecte les femmes mariees. Songez donc, il est le maitre. Il n'avait qu'a dire: "Je veux", et il pouvait nous prendre de force avec ses soldats." Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme Carre-Lamadon brillaient, et elle etait un peu pale, comme si elle se sentait deja prise de force par l'officier. Les hommes, qui discutaient a l'ecart, se rapprocherent. Loiseau, furibond, voulait livrer "cette miserable" pieds et poings lies, a l'ennemi. Mais le comte, issu de trois generations d'ambassadeurs, et doue d'un physique de diplomate, etait partisan de l'habilete: "Il faudrait la decider",--dit-il. Alors on conspira. Les femmes se serrerent, le ton de la voix fut baisse, et la discussion devint generale, chacun donnant son avis. C'etait fort convenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des delicatesses de tournures, des subtilites d'expression charmantes, pour dire les choses les plus scabreuses. Un etranger n'aurait rien compris, tant les precautions du langage etaient observees. Mais la legere tranche de pudeur dont est bardee toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles s'epanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement au fond, se sentant dans leur element, tripotant de l'amour avec la sensualite d'un cuisinier gourmand qui prepare le souper d'un autre. La gaiete revenait d'elle-meme, tant l'histoire leur semblait drole a la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquees, mais si bien dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lacha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensee brutalement exprimee par sa femme dominait tous les esprits: "Puisque c'est son metier a cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-la plus qu'un autre?" La gentille Mme Carre-Lamadon semblait meme penser qu'a sa place elle refuserait celui-la moins qu'un autre. On prepara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. Chacun convint du role qu'il jouerait, des arguments dont il s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait executer. On regla le plan des attaques, les ruses a employer, et les surprises de l'assaut, pour forcer cette citadelle vivante a recevoir l'ennemi dans la place. Cornudet cependant restait a l'ecart, completement etranger a cette affaire. Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un leger: "Chut!" qui fit relever tous les yeux. Elle etait la. On se tut brusquement et un certain embarras empecha d'abord de lui parler. La comtesse, plus assouplie que les autres aux duplicites des salons, l'interrogea: "Etait-ce amusant, ce bapteme?" La grosse fille, encore emue, raconta tout, et les figures, et les attitudes, et l'aspect meme de l'eglise. Elle ajouta: "C'est si bon de prier quelquefois." Cependant, jusqu'au dejeuner, ces dames se contenterent d'etre aimables avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilite a leurs conseils. Aussitot a table, on commenca les approches. Ce fut d'abord une conversation vague sur le devouement. On cita des exemples anciens: Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrece avec Sextus, Cleopatre faisant passer par sa couche tous les generaux ennemis, et les reduisant a des servilites d'esclave. Alors se deroula une histoire fantaisiste, eclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants, ou les citoyennes de Rome allaient endormir a Capoue Annibal entre leurs bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrete des conquerants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses heroiques des etres hideux ou detestes, et sacrifie leur chastete a la vengeance et au devouement. On parla meme en termes voiles de cette Anglaise de grande famille qui s'etait laisse inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre a Bonaparte sauve miraculeusement, par une faiblesse subite, a l'heure du rendez-vous fatal. Et tout cela s'etait raconte d'une facon convenable et moderee, ou parfois eclatait un enthousiasme voulu propre a exciter l'emulation. On aurait pu croire, a la fin, que le seul role de la femme, ici-bas, etait un perpetuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensees profondes, Boule de Suif ne disait rien. Pendant tout l'apres-midi, on la laissa reflechir. Mais, au lieu de l'appeler "madame" comme on avait fait jusque-la, on lui disait simplement "mademoiselle", sans que personne sut bien pourquoi, comme si l'on avait voulu la faire descendre d'un degre dans l'estime qu'elle avait escaladee, lui faire sentir sa situation honteuse. Au moment ou l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, repetant sa phrase de la veille: "L'officier prussien fait demander a Mlle Elisabeth Rousset si elle n'a point encore change d'avis." Boule de Suif repondit sechement: "Non, monsieur." Mais au diner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se battait les flancs pour decouvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien, quand la comtesse, sans premeditation peut-etre, eprouvant un vague besoin de rendre hommage a la Religion, interrogea la plus agee des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes a nos yeux; mais l'Eglise absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'etait un argument puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilees, ou excelle quiconque porte un habit ecclesiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence heureuse, d'une secourable betise, la vieille religieuse apporta a la conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente. Celle-la n'etait pas troublee par les tatonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer; sa foi n'hesitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules. Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait immediatement tue pere et mere sur un ordre venu d'En Haut; et rien, a son avis, ne pouvait deplaire au Seigneur quand l'intention etait louable. La comtesse, mettant a profit l'autorite sacree de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase edifiante de cet axiome de morale: "La fin justifie les moyens." Elle l'interrogeait. --Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est pur? --Qui pourrait en douter, madame? Une action blamable en soi devient souvent meritoire par la pensee qui l'inspire. Et elles continuaient ainsi, demelant les volontes de Dieu, prevoyant ses decisions, le faisant s'interesser a des choses qui, vraiment, ne le regardaient guere. Tout cela etait enveloppe, habile, discret. Mais chaque parole de la sainte fille en cornette faisait breche dans la resistance indignee de la courtisane. Puis, la conversation se detournant un peu, la femme aux chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa superieure, d'elle-meme, et de sa mignonne voisine, la chere soeur Saint-Nicephore. On les avait demandees au Havre pour soigner dans les hopitaux des centaines de soldats atteints de la petite verole. Elle les depeignit, ces miserables, detailla leur maladie. Et tandis qu'elles etaient arretees en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de Francais pouvaient mourir qu'elles auraient sauves peut-etre! C'etait sa specialite, a elle, de soigner les militaires; elle avait ete en Crimee, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se revela tout a coup une de ces religieuses a tambours et a trompettes qui semblent faites pour suivre les camps, ramasser des blesses dans des remous des batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards indisciplines; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure ravagee, crevee de trous sans nombre, paraissait une image des devastations de la guerre. Personne ne dit rien apres elle, tant l'effet semblait excellent. Aussitot le repas termine, on remonta bien vite dans les chambres pour ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinee. Le dejeuner fut tranquille. On donnait a la graine semee la veille le temps de germer et de pousser ses fruits. La comtesse proposa de faire une promenade dans l'apres-midi; alors le comte, comme il etait convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura derriere les autres, avec elle. Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dedaigneux, que les hommes poses emploient avec les filles, l'appelant: "ma chere enfant", la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilite indiscutee. Il penetra tout de suite au vif de la question: --Donc, vous preferez nous laisser ici, exposes comme vous-meme a toutes les violences qui suivraient un echec des troupes prussiennes, plutot que de consentir a une de ces complaisances que vous avez eues si souvent en votre vie? Boule de Suif ne repondit rien. Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il sut rester "monsieur le comte", tout en se montrant galant quand il le fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant gaiement: "Et tu sais, ma chere, il pourrait se vanter d'avoir goute d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays." Boule de Suif ne repondit pas et rejoignit la societe. Aussitot rentree, elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquietude etait extreme. Qu'allait-elle faire? Si elle resistait, quel embarras! L'heure du diner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant alors, annonca que Mlle Rousset se sentait indisposee, et qu'on pouvait se mettre a table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha de l'aubergiste, et, tout bas: "Ca y est?--Oui." Par convenance, il ne dit rien a ses compagnons, mais il leur fit seulement un leger signe de la tete. Aussitot un grand soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines, une allegresse parut sur les visages. Loiseau cria: "Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans l'etablissement"; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun etait devenu subitement communicatif et bruyant; une joie egrillarde emplissait les coeurs. Le comte parut s'apercevoir que Mme Carre-Lamadon etait charmante, le manufacturier fit des compliments a la comtesse. La conversation fut vive, enjouee, pleine de traits. Tout a coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla: "Silence!" Tout le monde se tut, surpris, presque effraye deja. Alors il tendit l'oreille en faisant "Chut!" des deux mains, leva les yeux vers le plafond, ecouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle: "Rassurez-vous, tout va bien." On hesitait a comprendre, mais bientot un sourire passa. Au bout d'un quart d'heure il recommenca la meme farce, la renouvela souvent dans la soiree; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un a l'etage au-dessus, en lui donnant des conseils a double sens puises dans son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour soupirer: "Pauvre fille;" ou bien il murmurait entre ses dents d'un air rageur: "Gueux de Prussien, va!" Quelquefois, au moment ou l'on n'y songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:"Assez! assez!" et ajoutait, comme se parlant a lui-meme: "Pourvu que nous la revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le miserable!" Bien que ces plaisanteries fussent d'un gout deplorable, elles amusaient et ne blessaient personne, car l'indignation depend des milieux comme le reste, et l'atmosphere qui s'etait peu a peu creee autour d'eux etait chargee de pensees grivoises. Au dessert, les femmes elles-memes firent des allusions spirituelles et discretes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui conservait, meme en ses ecarts, sa grande apparence de gravite, trouva une comparaison fort goutee sur la fin des hivernages au pole et la joie des naufrages qui voient s'ouvrir une route vers le sud. Loiseau, lance, se leva, un verre de Champagne a la main: "Je bois a notre delivrance!" Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux bonnes soeurs, elles-memes, sollicitees par ces dames, consentirent a tremper leurs levres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais goute. Elles declarerent que cela ressemblait a la limonade gazeuse, mais que c'etait plus fin cependant. Loiseau resuma la situation. --C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer un quadrille. Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait meme plonge dans des pensees tres graves, et tirait parfois, d'un geste furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin, vers minuit, comme on allait se separer, Loiseau, qui titubait, lui tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: "Vous n'etes pas farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?" Mais Cornudet releva brusquement la tete, et, parcourant la societe d'un regard luisant et terrible: "Je vous dis a tous que vous venez de faire une infamie!" Il se leva, gagna la porte, repeta encore une fois: "Une infamie!" et disparut. Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloque, restait bete; mais il reprit son aplomb, puis, tout a coup, se tordit en repetant: "Ils sont trop verts, mon vieux, ils sont trop verts." Comme on ne comprenait pas, il raconta les "mysteres du corridor". Alors il y eut une reprise de gaiete formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et M. Carre-Lamadon pleuraient a force de rire. Ils ne pouvaient croire. --Comment! vous etes sur? Il voulait.... --Je vous dis que je l'ai vu. --Et, elle a refuse.... --Parce que le Prussien etait dans la chambre a cote. --Pas possible? --Je vous le jure. Le comte etouffait. L'industriel se comprimait le ventre a deux mains. Loiseau continuait: --Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drole, mais pas du tout. Et tous les trois repartaient, malades, essouffles. On se separa la-dessus. Mais Mme Loiseau, qui etait de la nature des orties, fit remarquer a son mari, au moment ou ils se couchaient, que "cette chipie" de petite Carre-Lamadon avait ri jaune toute la soiree: "Tu sais, les femmes, quand ca en tient pour l'uniforme, qu'il soit Francais ou bien Prussien, ca leur est, ma foi, bien egal. Si ce n'est pas une pitie, Seigneur Dieu!" Et toute la nuit, dans l'obscurite du corridor coururent comme des fremissements, des bruits legers, a peine sensibles, pareils a des souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. Et l'on ne dormit que tres tard, assurement, car des filets de lumiere glisserent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-la; il trouble, dit-on, le sommeil. Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige eblouissante. La diligence, attelee enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armee de pigeons blancs, rengorges dans leurs plumes epaisses, avec un oeil rose, tache, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu'ils eparpillaient. Le cocher, enveloppe dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le siege, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des provisions pour le reste du voyage. On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut. Elle semblait un peu troublee, honteuse; et elle s'avanca timidement vers ses compagnons, qui, tous, d'un meme mouvement, se detournerent comme s'ils ne l'avaient pas apercue. Le comte prit avec dignite le bras de sa femme et l'eloigna de ce contact impur. La grosse fille s'arreta, stupefaite; alors, ramassant tout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d'un "bonjour, madame" humblement murmure. L'autre fit de la tete seule un petit salut impertinent qu'elle accompagna d'un regard de vertu outragee. Tout le monde semblait affaire, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eut apporte une infection dans ses jupes. Puis on se precipita vers la voiture ou elle arriva seule, la derniere, et reprit en silence la place qu'elle avait occupee pendant la premiere partie de la route. On semblait ne pas la voir, ne pas la connaitre; mais Mme Loiseau, la considerant de loin avec indignation, dit a mi-voix a son mari: "Heureusement que je ne suis pas a cote d'elle." La lourde voiture s'ebranla, et le voyage recommenca. On ne parla point d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en meme temps indignee contre tous ses voisins, et humiliee d'avoir cede, souillee par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait hypocritement jetee. Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carre-Lamadon, rompit bientot ce penible silence. --Vous connaissez, je crois, Mme d'Etrelles? --Oui, c'est une de mes amies. --Quelle charmante femme! --Ravissante! Une vraie nature d'elite, fort instruite d'ailleurs, et artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante a ravir et dessine dans la perfection. Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait: "Coupon--echeance--prime--a terme." Loiseau, qui avait chipe le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraisse par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyees, attaqua un besigue avec sa femme. Les bonnes soeurs prirent a leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout a coup leurs levres se mirent a remuer vivement, se hatant de plus en plus, precipitant leur vague murmure comme pour une course d'_oremus_; et de temps en temps elle baisaient une medaille, se signaient de nouveau, puis recommencaient leur marmottement rapide et continu. Cornudet songeait, immobile. Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: "Il fait faim", dit-il. Alors sa femme atteignit un paquet ficele d'ou elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le decoupa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent a manger. --Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle deballa les provisions preparees pour les deux menages. C'etait, dans un de ces vases allonges dont le couvercle porte un lievre en faience, pour indiquer qu'un lievre en pate git au-dessous, une charcuterie succulente, ou de blanches rivieres de lard traversaient la chair brune du gibier, melee a d'autres viandes hachees fin. Un beau carre de gruyere, apporte dans un journal, gardait imprime: "faits divers" sur sa pate onctueuse. Les deux bonnes soeurs developperent un rond de saucisson qui sentait l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en meme temps dans les vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et de l'autre le crouton d'un pain. Il detacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit a mordre a meme les oeufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, la dedans, des etoiles. Boule de Suif, dans la hate et l'effarement de son lever, n'avait pu songer a rien; et elle regardait, exasperee, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une colere tumultueuse la crispa d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d'injures qui lui montait aux levres; mais elle ne pouvait pas parler tant l'exasperation l'etranglait. Personne ne la regardait, ne songeait a elle. Elle se sentait noyee dans le mepris de ces gredins honnetes qui l'avaient sacrifiee d'abord, rejetee ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea a son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulument devorees, a ses deux poulets luisants de gelee, a ses pates, a ses poires, a ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prete a pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupieres, et bientot deux grosses larmes, se detachant des yeux, roulerent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides, coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant regulierement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pale, esperant qu'on ne la verrait pas. Mais la comtesse s'en apercut et prevint son mari d'un signe. Il haussa les epaules comme pour dire: "Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute." Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: "Elle pleure sa honte." Les deux bonnes soeurs s'etaient remises a prier, apres avoir roule dans un papier le reste de leur saucisson. Alors Cornudet, qui digerait ses oeufs, etendit ses longues jambes sous la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit a siffloter la _Marseillaise_. Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurement, ne plaisait point a ses voisins. Ils devinrent nerveux, agaces, et avaient l'air prets a hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie. Il s'en apercut, ne s'arreta plus. Parfois meme il fredonnait les paroles: Amour sacre de la patrie, Conduis, soutiens, nos bras vengeurs, Liberte, liberte cherie, Combats avec tes defenseurs! On fuyait plus vite, la neige etant plus dure; et jusqu'a Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, a travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurite profonde de la voiture, il continua, avec une obstination feroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exasperes a suivre le chant d'un bout a l'autre, a se rappeler chaque parole qu'ils appliquaient sur chaque mesure. Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les tenebres. L'Epave C'etait hier, 31 decembre. Je venais de dejeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres etrangers. Georges me dit: --Tu permets? --Certainement. Et il se mit a lire huit pages d'une grande ecriture anglaise, croisee dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention serieuse, avec cet interet qu'on met aux choses qui vous touchent le coeur. Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminee, et il dit: "Tiens, en voila une drole d'histoire que je ne t'ai jamais racontee, une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivee! Oh! ce fut un singulier jour de l'an, cette annee-la. Il y a de cela vingt ans ... puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!... "J'etais inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je dirige aujourd'hui. Je me disposais a passer a Paris la fete du 1er janvier, puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fete, quand je recus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir immediatement pour l'ile de Re, ou venait de s'echouer un trois-mats de Saint-Nazaire, assure par nous. Il etait alors huit heures du matin. J'arrivai a la Compagnie, a dix heures, pour recevoir des instructions; et, le soir meme, je prenais l'express, qui me deposait a La Rochelle le lendemain 31 decembre. "J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de Re, le _Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville bizarre et de grand caractere que La Rochelle, avec ses rues melees comme un labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des galeries a arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces galeries et ces arcades ecrasees, mysterieuses, qui semblent construites et demeurees comme un decor de conspirateurs, le decor antique et saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion heroiques et sauvages. C'est bien la vieille cite huguenote, grave, discrete, sans art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie severe, un peu sournoise aussi, une cite de batailleurs obstines, ou doivent eclore les fanatismes, la ville ou s'exalta la foi des calvinistes et ou naquit le complot des quatre sergents. "Quand j'eus erre quelque temps par ces rues singulieres, je montai sur un petit bateau a vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire a l'ile de Re. Il partit en soufflant, d'un air colere, passa entre les deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue construite par Richelieu, et dont on voit a fleur d'eau les pierres enormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il obliqua vers la droite. "C'etait un de ces jours tristes qui oppressent, ecrasent la pensee, compriment le coeur, eteignent en nous toute force et toute energie; un jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie, froide comme de la gelee, infecte a respirer comme une buee d'egout. "Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu profonde et sablonneuse de ces plages illimitees, restait sans une ride, sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derriere quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient bientot. "Je me mis a causer avec le capitaine, un petit homme presque sans pattes, tout rond comme son bateau et balance comme lui. Je voulais quelques details sur le sinistre que j'allais constater. Un grand trois-mats carre de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph,_ avait echoue, par une nuit d'ouragan, sur les sables de l'ile de Re. "La tempete avait jete si loin ce batiment, ecrivait l'armateur, qu'il avait ete impossible de le renflouer et qu'on avait du enlever au plus vite tout ce qui pouvait en etre detache. Il me fallait donc constater la situation de l'epave, apprecier quel devait etre son etat avant le naufrage, juger si tous les efforts avaient ete tentes pour le remettre a flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour temoigner ensuite contradictoirement, si besoin etait, dans le proces. "Au recu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il jugerait necessaires pour sauvegarder nos interets. "Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant ete appele a prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage. "Il me raconta le sinistre, tres simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph,_ pousse par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au hasard sur une mer d'ecume,--"une mer de soupe au lait", disait le capitaine,--etait venu s'echouer sur ces immenses bancs de sable qui changent les cotes de cette region en Saharas illimites, aux heures de la maree basse. "Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre l'ocean et le ciel pesant restait un espace libre ou l'oeil voyait au loin. Nous suivions une terre. Je demandai: "--C'est l'ile de Re? "--Oui, monsieur. "Et tout a coup le capitaine, etendant la main droite devant nous, me montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit: "--Tenez, voila votre navire! "--Le _Marie-Joseph_?... "--Mais, oui. "--J'etais stupefait. Ce point noir, a peu pres invisible, que j'aurais pris pour un ecueil, me paraissait place a trois kilometres au moins des cotes. "Je repris: "--Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau a l'endroit que vous me designez? "Il se mit a rire. "--Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!... "C'etait un Bordelais. Il continua: "--Nous sommes maree haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en par la plage, mains dans vos poches, apres le dejeuner de l'hotel du _Dauphin_, et je vous promets qu'a deux heures cinquante ou trois heures au plusse vous toucherez l'epave, pied sec, mon ami, et vous aurez une heure quarante-cinq a deux heures pour rester dessus, pas plusse, par exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle revient vite. C'est plat comme une punaise, cette cote! Remettez-vous en route a quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez a sept heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous depose ce soir meme sur le quai de La Rochelle. "Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir a l'avant du vapeur, pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions rapidement. "Elle ressemblait a tous les ports en miniature qui servent de capitales a toutes les maigres iles semees le long des continents. C'etait un gros village de pecheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant de poisson et de volailles, de legumes et de coquilles, de radis et de moules. L'ile est fort basse, peu cultivee, et semble cependant tres peuplee; mais je ne penetrai pas dans l'interieur. "Apres avoir dejeune, je franchis un petit promontoire; puis, comme la mer baissait rapidement, je m'en allai, a travers les sables, vers une sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, la-bas, la-bas. "J'allais vite sur cette plaine jaune, elastique comme de la chair, et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout a l'heure, etait la; maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant a perte de vue, et je ne distinguais plus la ligne qui separait le sable de l'Ocean. Je croyais assister a une feerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique etait devant moi tout a l'heure, puis il avait disparu dans la greve, comme font les decors dans les trappes, et je marchais a present au milieu d'un desert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salee demeuraient en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et bonne odeur des cotes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; je regardais l'epave echouee, qui grandissait a mesure que j'avancais et ressemblait a present a une enorme baleine naufragee. "Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense etendue plate et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, apres une heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevee, brisee, montrant, comme les cotes d'une bete, ses os rompus, ses os de bois goudronne, perces de clous enormes. Le sable deja l'avait envahie, entre par toutes les fentes, et il la tenait, la possedait, ne la lachait plus. Elle paraissait avoir pris racine en lui. L'avant etait entre profondement dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arriere, releve, semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel desespere, ces deux mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_. "J'escaladai ce cadavre de navire par le cote le plus bas; puis, parvenu sur le pont, je penetrai dans l'interieur. Le jour, entre par les trappes defoncees et par les fissures des flancs, eclairait tristement ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries demolies. Il n'y avait plus rien la-dedans que du sable qui servait de sol a ce souterrain de planches. "Je me mis a prendre des notes sur l'etat du batiment. Je m'etais assis sur un baril vide et brise, et j'ecrivais a la lueur d'une large fente par ou je pouvais apercevoir l'etendue illimitee de la greve. Un singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de moment en moment; et je cessais d'ecrire parfois pour ecouter le bruit vague et mysterieux de l'epave: bruit des crabes grattant les bordages de leurs griffes crochues, bruit de mille betes toutes petites de la mer, installees deja sur ce mort, et aussi le bruit doux et regulier du taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les vieilles charpentes, qu'il creuse et devore. "Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout pres de moi. Je fis un bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux noyes qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas longtemps pour grimper sur le pont a la force des poignets: et j'apercus debout, a l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles, ou plutot un grand Anglais avec trois misses. Assurement, ils eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet etre rapide sur le trois-mats abandonne. La plus jeune des fillettes se sauva; les deux autres saisirent leur pere a pleins bras; quant a lui, il avait ouvert la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son emotion. "Puis, apres quelques secondes, il parla: "--Aoh, mosieu, vos ete la proprietaire de cette batiment? "--Oui, monsieur. "--Est-ce que je pove la visiter? "--Oui, monsieur. "Il prononca alors une longue phrase anglaise, ou je distinguai seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois. "Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidames les trois fillettes, rassurees. Elles etaient charmantes, surtout l'ainee, une blondine de dix-huit ans, fraiche comme une fleur, et si fine, si mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres fruits de la mer. On aurait dit que celle-la venait de sortir du sable et que ses cheveux en avaient garde la nuance. Elles font penser, avec leur fraicheur exquise, aux couleurs delicates des coquilles roses et aux perles nacrees, rares, mysterieuses, ecloses dans les profondeurs inconnues des oceans. "Elle parlait un peu mieux que son pere; et elle nous servit d'interprete, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres details, que j'inventai, comme si j'eusse assiste a la catastrophe. Puis, toute la famille descendit dans l'interieur de l'epave. Des qu'ils eurent penetre dans cette sombre galerie, a peine eclairee, ils pousserent des cris d'etonnement et d'admiration; et soudain le pere et les trois filles tinrent en leurs mains des albums, caches sans doute dans leurs grands vetements impermeables, et ils commencerent en meme temps quatre croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre. "Ils s'etaient assis, cote a cote, sur une poutre en saillie, et les quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes noires qui devaient representer le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_. "Tout en travaillant, l'ainee des fillettes causait avec moi, qui continuais a inspecter le squelette du navire. "J'appris qu'ils passaient l'hiver a Biarritz et qu'ils etaient venus tout expres a l'ile de Re pour contempler ce trois-mats enlise. Ils n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'etaient de simples et braves toques, de ces errants eternels dont l'Angleterre couvre le monde. Le pere, long, sec, la figure rouge encadree de favoris blancs, vrai sandwich vivant, une tranche de jambon decoupee en tete humaine entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de petits echassiers en croissance, seches aussi, sauf l'ainee, et gentilles toutes trois, mais surtout la grande. "Elle avait une si drole de maniere de parler, de raconter, de rire, de comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m'interroger, des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner, de se remettre au travail et de dire "yes" ou "no", que je serais demeure un temps indefini a l'ecouter et a la regarder. "Tout a coup, elle murmura: "--J'entendai une petite mouvement sur cette bateau. "Je pretai l'oreille; et je distinguai aussitot un leger bruit, singulier, continu. Qu'etait-ce? Je me levai pour aller regarder par la fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle allait nous entourer! "Nous fumes aussitot sur le pont. Il etait trop tard. L'eau nous cernait, et elle courait vers la cote avec une prodigieuse vitesse. Non, cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une tache demesuree. A peine quelques centimetres d'eau couvraient le sable; mais mais on ne voyait plus deja la ligne fuyante de l'imperceptible flot. "L'Anglais voulut s'elancer; je le retins; la fuite etait impossible, a cause des mares profondes que nous avions du contourner en venant, et ou nous tomberions au retour. "Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la petite Anglaise se mit a sourire et murmura: "--Ce ete nous les naufrages! "Je voulus rire; mais la peur m'etreignait, une peur lache, affreuse, basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions m'apparurent en meme temps. J'avais envie de crier: "Au secours!" Vers qui? "Les deux petites Anglaises s'etaient blotties contre leur pere, qui regardait, d'un oeil consterne, la mer demesuree autour de nous. "Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Ocean montant, une nuit lourde, humide, glacee: "Je dis: "--Il n'y a rien a faire qu'a demeurer sur ce bateau. "L'Anglais repondit: "--Oh! yes! "Et nous restames la un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en verite, combien de temps, a regarder, autour de nous, cette eau jaune qui s'epaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur l'immense greve reconquise. "Une des fillettes eut froid, et l'idee nous vint de redescendre, pour nous mettre a l'abri de la brise legere, mais glacee, qui nous effleurait et nous piquait la peau. "Je me penchai sur la trappe. Le navire etait plein d'eau. Nous dumes alors nous blottir contre le bordage d'arriere, qui nous garantissait un peu. "Les tenebres, a present, nous enveloppaient, et nous restions serres les uns contre les autres, entoures d'ombre et d'eau. Je sentais trembler, contre mon epaule, l'epaule de la petite Anglaise, dont les dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce de son corps a travers les etoffes, et cette chaleur m'etait delicieuse comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, muets, accroupis comme des betes dans un fosse, aux heures d'ouragan. Et pourtant, malgre tout, malgre la nuit, malgre le danger terrible et grandissant, je commencais a me sentir heureux d'etre la, heureux du froid et du peril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse a passer sur cette planche, si pres de cette jolie et mignonne fillette. "Je me demandais pourquoi cette etrange sensation de bien-etre et de joie qui me penetrait. "Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle etait la? Qui, elle? Une petite Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et je me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me devouer pour elle, faire mille folies? Etrange chose! Comment se fait-il que la presence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance de sa grace qui nous enveloppe? la seduction de la joliesse et de la jeunesse qui nous grise comme ferait le vin? "N'est-ce pas plutot une sorte de toucher de l'amour, du mysterieux amour qui cherche sans cesse a unir les etres, qui tente sa puissance des qu'il a mis face a face l'homme et la femme, et qui les penetre d'emotion, d'une emotion confuse, secrete, profonde, comme on mouille la terre pour y faire pousser des fleurs! "Mais le silence des tenebres devenait effrayant, le silence du ciel, car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement leger, infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone clapotement du courant contre le bateau. "Tout a coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises pleurait. Alors son pere voulut la consoler, et ils se mirent a parler dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la rassurait et qu'elle avait toujours peur. "Je demandai a ma voisine; "--Vous n'avez pas trop froid, miss? "--Oh! si. J'ave froid beaucoup. "Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ote; je l'en couvris malgre elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps. "Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle me passa sur le visage. Le vent s'elevait! "L'Anglais s'en apercut en meme temps que moi, et il dit simplement: "--C'etait mauvaise pour nous, cette ... "Assurement c'etait mauvais, c'etait la mort certaine si des lames, meme de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'epave, tellement brisee et disjointe que la premiere vague un peu rude l'emporterait en bouillie. "Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais dans les tenebres des lignes blanches paraitre et disparaitre, des lignes d'ecume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du _Marie-Joseph_, l'agitait d'un court fremissement qui nous montait jusqu'au coeur. "L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais une envie folle de la saisir dans mes bras. "La-bas, devant nous, a gauche, a droite, derriere nous, des phares brillaient sur les cotes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, pareils a des yeux enormes, a des yeux de geant qui nous regardaient, nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un d'eux surtout m'irritait. Il s'eteignait toutes les trente secondes pour se rallumer aussitot; c'etait bien un oeil, celui-la, avec sa paupiere sans cesse baissee sur son regard de feu. "De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout a coup, il me dit, par-dessus les tetes de ses filles, avec une souveraine gravite: "--Mosieu, je vous souhaite bon annee. "Il etait minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononca une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent a chanter le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et s'evapora a travers l'espace. "J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une emotion puissante et bizarre. "C'etait quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufrages, de condamnes, quelque chose comme une priere, et aussi quelque chose de plus grand, de comparable a l'antique et sublime _Ave, Caesar, morituri te salutant!_ "Quand ils eurent fini, je demandai a ma voisine de chanter toute seule une ballade, une legende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier nos angoisses. Elle y consentit et aussitot sa voix claire et jeune s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car les notes trainaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et voletaient, comme des oiseaux blesses, au dessus des vagues. "La mer grossissait, battait maintenant notre epave. Moi, je ne pensais plus qu'a cette voix. Et je pensais aussi aux sirenes. Si une barque avait passe pres de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit tourmente s'egarait dans le reve! Une sirene! N'etait-ce point, en effet, une sirene, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce navire vermoulu et qui, tout a l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans les flots?... "Mais nous roulames brusquement tous les cinq sur le pont, car le _Marie-Joseph_ s'etait affaisse sur son flanc droit. L'Anglaise etant tombee sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans savoir, sans comprendre, croyant venue ma derniere seconde, je baisais a pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait plus; nous autres aussi ne bougions point. "Le pere dit: "Kate!" Celle que je tenais repondit "yes", et fit un mouvement pour se degager. Certes, a cet instant j'aurais voulu que le bateau s'ouvrit en deux pour tomber a l'eau avec elle. "L'Anglais reprit: "--Une petite bascule, ce n'ete rien. J'ave mes trois filles conserves. "Ne voyant point l'ainee, il l'avait crue perdue d'abord! "Je me relevai lentement, et, soudain, j'apercus une lumiere sur la mer, tout pres de nous. Je criai; on repondit. C'etait une barque qui nous cherchait, le patron de l'hotel ayant prevu notre imprudence. "Nous etions sauves. J'en fus desole! On nous cueillit sur notre radeau, et on nous ramena a Saint-Martin. "L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait: "--Bonne souper! bonne souper! "On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_. "Il fallut se separer, le lendemain, apres beaucoup d'etreintes et de promesses de s'ecrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que je ne les suivisse. "J'etais toque; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, si nous avions passe huit jours ensemble, je l'epousais! Combien l'homme, parfois, est faible et incomprehensible! "Deux ans s'ecoulerent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je recus une lettre de New-York. Elle etait mariee, et me le disait. Et, depuis lors, nous nous ecrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du _Marie-Joseph_ ... C'est peut-etre la seule femme que j'aie aimee ... non ... que j'aurais aimee ... Ah!... voila ... sait-on?... Les evenements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... tout passe ... Elle doit etre vieille, a present ... je ne la reconnaitrais pas ... Ah! celle d'autrefois ... celle de l'epave ... quelle creature ... divine! Elle m'ecrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... ca m'a fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ca!..." DECOUVERTE Decouverte Le bateau etait couvert de monde. La traversee s'annoncant fort belle, les Havraises allaient faire un tour a Trouville. On detacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonca le depart, et, aussitot, un fremissement secoua le corps entier du navire, tandis qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuee. Les roues tournerent quelques secondes, s'arreterent, repartirent doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crie par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: "En route!" elles se mirent a battre la mer avec rapidite. Nous filions le long de la jetee, couverte de monde. Des gens sur le bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amerique, et les amis restes a terre repondaient de la meme facon. Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Ocean a peine remue par des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit batiment fit une courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la cote lointaine entrevue a travers la brume matinale. A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt kilometres. De place en place les grosses bouees indiquaient les bancs de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du fleuve qui, ne se melant point a l'eau salee, dessinaient de grands rubans jaunes a travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer. J'eprouve, aussitot que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais rien. Donc je me mis a circuler sur le pont a travers la foule des voyageurs. Tout a coup, on m'appela. Je me retournai. C'etait un de mes vieux amis, Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans. Apres nous etre serre les mains, nous recommencames ensemble, en parlant de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux lignes de voyageurs assis sur les deux cotes du pont. Tout a coup Sidoine prononca avec une veritable expression de rage: --C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens! C'etait plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient l'horizon d'un air important qui semblait dire: "C'est nous, les Anglais, qui sommes les maitres de la mer! Boum, boum! nous voila!" Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs avaient l'air des drapeaux de leur suffisance. Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les constructions navales de leur patrie, serrant en des chales multicolores leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux paysage. Leurs petites tetes, poussees au bout de ces longs corps, portaient des chapeaux anglais d'une forme etrange, et, derriere leurs cranes, leurs maigres chevelures enroulees ressemblaient a des couleuvres lofees. Et les vieilles misses, encore plus greles, ouvrant au vent leur machoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes et demesurees. On sentait, en passant pres d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau dentifrice. Sidoine repeta, avec une colere grandissante: --Les sales gens! On ne pourra donc pas les empecher de venir en France? Je demandai en souriant: --Pourquoi leur en veux-tu? Quant a moi, ils me sont parfaitement indifferents. Il prononca: --Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai epouse une Anglaise. Voila. Je m'arretai pour lui rire au nez. --Ah! diable. Conte-moi ca. Et elle te rend donc tres malheureux? Il haussa les epaules: --Non, pas precisement. --Alors ... elle te ... elle te ... trompe? --Malheureusement non. Ca me ferait une cause de divorce et j'en serais debarrasse. --Alors je ne comprends pas! --Tu ne comprends pas? Ca ne m'etonne point. Eh bien, elle a tout simplement appris le francais, pas autre chose! Ecoute: Je n'avais pas le moindre desir de me marier, quand je vins passer l'ete a Etretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux. On ne se figure pas combien les fillettes y sont a leur avantage. Paris sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles. Les promenades a anes, les bains du matin, les dejeuners sur l'herbe, autant de pieges a mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil qu'une enfant de dix-huit ans qui court a travers un champ ou qui ramasse des fleurs le long d'un chemin. Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au meme hotel que moi. Le pere ressemblait aux hommes que tu vois la, et la mere a toutes les Anglaises. Il y avait deux fils, de ces garcons tout en os, qui jouent du matin au soir a des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; puis deux filles, l'ainee, une seche, encore une Anglaise de boite a conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutot une blondine avec une tete venue du ciel. Quand elles se mettent a etre jolies, les gredines, elles sont divines. Celle-la avait des yeux bleus, de ces yeux bleus qui semblent contenir toute la poesie, tout le reve, toute l'esperance, tout le bonheur du monde! Quel horizon ca vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme comme ceux-la! Comme ca repond bien a l'attente eternelle et confuse de notre coeur! Il faut dire aussi que, nous autres Francais, nous adorons les etrangeres. Aussitot que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une Suedoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons amoureux instantanement. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons tort, cependant. Mais je crois que ce qui nous seduit le plus dans les exotiques, c'est leur defaut de prononciation. Aussitot qu'une femme parle mal notre langue, elle est charmante; si elle fait une faute de francais par mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une facon tout a fait inintelligible, elle devient irresistible. Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire a une mignonne bouche rose: "J'aime bocoup la gigotte." Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et gai. Tous les termes estropies, bizarres, ridicules, prenaient sur ses levres un charme delicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, de longues conversations qui ressemblaient a des enigmes parlees. Je l'epousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Reve. Car les vrais amants n'adorent jamais qu'un reve qui a pris une forme de femme. Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet: Tu n'as jamais ete, dans tes jours les plus rares, Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur, Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares, J'ai fait chanter mon reve au vide de ton coeur. Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ca ete de donner a ma femme un professeur de francais. Tant qu'elle a martyrise le dictionnaire et supplicie la grammaire, je l'ai cherie. Nos causeries etaient simples. Elles me revelaient la grace surprenante de son etre, l'elegance incomparable de son geste; elles me la montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupee de chair faite pour le baiser, sachant enumerer a peu pres ce qu'elle aimait, pousser parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une facon coquette, a force d'etre incomprehensible et imprevue, des emotions ou des sensations peu compliquees. Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent "papa" et "maman", en prononcant--Baaba--et Baamban. Aurais-je pu croire que ... Elle parle, a present.... Elle parle ... mal ... tres mal.... Elle fait tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends ... je sais ... je la connais.... J'ai ouvert ma poupee pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il faut causer, mon cher! Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idees, les theories d'une jeune Anglaise bien elevee, a laquelle je ne peux rien reprocher, et qui me repete, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire de la conversation a l'usage des pensionnats de jeunes personnes. Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dores qui renferment d'execrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai dechiree. J'ai voulu manger le dedans et suis reste tellement degoute que j'ai des haut-le-coeur, a present, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes. J'ai epouse un perroquet a qui une vieille institutrice anglaise aurait enseigne le francais: comprends-tu? * * * * * Le port de Trouville montrait maintenant ses jetees de bois couvertes de monde. Je dis: --Ou est ta femme? Il prononca: --Je l'ai ramenee a Etretat. --Et toi, ou vas-tu? --Moi? moi je vais me distraire a Trouville. Puis, apres un silence, il ajouta: --Tu ne te figures pas comme ca peut etre bete quelquefois, une femme. UN PARRICIDE Un Parricide L'avocat avait plaide la folie. Comment expliquer autrement ce crime etrange? On avait retrouve un matin, dans les roseaux, pres de Chatou, deux cadavres enlaces, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches, plus tout jeunes, et maries seulement de l'annee precedente, la femme n'etant veuve que depuis trois ans. On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas ete voles. Il semblait qu'on les eut jetes de la berge dans la riviere, apres les avoir frappes, l'un apres l'autre, avec une longue pointe de fer. L'enquete ne faisait rien decouvrir. Les mariniers interroges ne savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier d'un village voisin nomme Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se constituer prisonnier. A toutes les interrogations, il ne repondait que ceci: --Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils venaient souvent me faire reparer des meubles anciens, parce que je suis habile dans le metier. Et quand on lui demandait: --Pourquoi les avez-vous tues? Il repondait obstinement: --Je les ai tues parce que j'ai voulu les tuer. On n'en put tirer autre chose. Cet homme etait un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice dans le pays, puis abandonne. Il n'avait pas d'autre nom que Georges Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulierement intelligent, avec des gouts et des delicatesses natives que n'avaient point ses camarades, on le surnomma "le bourgeois", et on ne l'appelait plus autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le metier de menuisier qu'il avait adopte. Il faisait meme un peu de sculpture sur bois. On le disait aussi fort exalte, partisan des doctrines communistes et nihilistes, grand liseur de romans a drames sanglants, electeur influent et orateur habile dans les reunions publiques d'ouvriers ou de paysans. * * * * * L'avocat avait plaide la folie. Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eut tue ses meilleurs clients, des clients riches et genereux (il les connaissait), qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se presentait: la folie, l'idee fixe du declasse qui se venge sur deux bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile a ce surnom de "_le bourgeois_", donne par le pays a cet abandonne; il s'ecriait: --N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce malheureux garcon qui n'a ni pere ni mere? C'est un ardent republicain. Que dis-je? il appartient meme a ce parti politique que la Republique fusillait et deportait naguere, qu'elle accueille aujourd'hui a bras ouverts, a ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un moyen tout simple. Ces tristes doctrines, acclamees maintenant dans les reunions publiques, ont perdu cet homme. Il a entendu des republicains, des femmes meme, oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grevy; son esprit malade a chavire; il a voulu du sang, du sang de bourgeois! Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune! Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause etait gagnee pour l'avocat. Le ministere public ne resista pas. Alors le president posa au prevenu la question d'usage: --Accuse, n'avez-vous rien a ajouter pour votre defense? L'homme se leva. Il etait de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frele garcon et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'etait faite de lui. Il parla hautement, d'un ton declamatoire, mais si net que ses moindres paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle: --Mon president, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et que je prefere meme la guillotine, je vais tout vous dire. J'ai tue cet homme et cette femme parce qu'ils etaient mes parents. Maintenant, ecoutez-moi et jugez-moi. Une femme, ayant accouche d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice. Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit etre innocent, mais condamne a la misere eternelle, a la honte d'une naissance illegitime, plus que cela: a la mort, puisqu'on l'abandonna, puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, comme elles font souvent, le laisser deperir, souffrir de faim, mourir de delaissement! La femme qui m'allaita fut honnete, plus femme, plus grande, plus mere que ma mere. Elle m'eleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut mieux laisser perir ces miserables jetes aux villages des banlieues, comme on jette une ordure aux bornes. Je grandis avec l'impression vague que je portais un deshonneur. Les autres enfants m'appelerent un jour "batard". Ils ne savaient pas ce que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je l'ignorais aussi, mais je le sentis. J'etais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'ecole. J'aurais ete un honnete homme, mon president, peut-etre un homme superieur, si mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner. Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux furent les coupables. J'etais sans defense, ils furent sans pitie. Ils devaient m'aimer: ils m'ont rejete. Moi, je leur devais la vie--mais la vie est-elle un present? La mienne, en tous cas, n'etait qu'un malheur. Apres leur honteux abandon, je leur devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus inhumain, le plus infame, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir contre un etre. Un homme injurie frappe; un homme vole reprend son bien par la force. Un homme trompe, joue, martyrise, tue. Un homme soufflete tue; un homme deshonore tue. J'ai ete plus vole, trompe, martyrise, soufflete moralement, deshonore, que tous ceux dont vous absolvez la colere. Je me suis venge, j'ai tue. C'etait mon droit legitime. J'ai pris leur vie heureuse en echange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposee. Vous allez parler de parricide! Etaient-ils mes parents, ces gens pour qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour qui ma naissance fut une calamite, et ma vie une menace de honte? Ils cherchaient un plaisir egoiste; ils ont eu un enfant imprevu. Ils ont supprime l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux. Et pourtant, dernierement encore, j'etais pret a les aimer. Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon pere, entra chez moi pour la premiere fois. Je ne soupconnais rien. Il me commanda deux meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements aupres du cure, sous le sceau du secret, bien entendu. Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois meme il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection pour lui. Au commencement de cette annee il amena sa femme, ma mere. Quand elle entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie nerveuse. Puis elle demanda un siege et un verre d'eau. Elle ne dit rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne repondait que oui et non, a tort et a travers, a toutes les questions qu'il lui posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquee. Elle revint le mois suivant. Elle etait calme, maitresse d'elle. Ils resterent, ce jour-la, assez longtemps a bavarder, et ils me firent une grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais un jour voila qu'elle se mit a me parler de ma vie, de mon enfance, de mes parents. Je repondis: "Mes parents, madame, etaient des miserables qui m'ont abandonne." Alors elle porta la main sur son coeur, et tomba sans connaissance. Je pensai tout de suite: "C'est ma mere!" mais je me gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir. Par exemple, je pris de mon cote mes renseignements. J'appris qu'ils n'etaient maries que du mois de juillet precedent, ma mere n'etant devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchote qu'ils s'etaient aimes du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune preuve. C'etait moi la preuve, la preuve qu'on avait cachee d'abord, espere detruire ensuite. J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnee de mon pere. Ce jour-la, elle semblait fort emue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment de s'en aller, elle me dit: "Je vous veux du bien, parce que vous m'avez l'air d'un honnete garcon et d'un travailleur; vous penserez sans doute a vous marier quelque jour; je viens vous aider a choisir librement la femme qui vous conviendra. Moi, j'ai ete mariee contre mon coeur une fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans enfants, libre, maitresse de ma fortune. Voici votre dot." Elle me tendit une grande enveloppe cachetee. Je la regardai fixement, puis je lui dis: "Vous etes ma mere?" Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me voir. Lui, l'homme, mon pere, la soutint dans ses bras et il me cria: "Mais vous etes fou!" Je repondis: "Pas du tout. Je sais bien que vous etes mes parents. On ne me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier." Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commencait a sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et je repris: "Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mere." Alors il s'emporta, devenu tres pale, epouvante par la pensee que le scandale evite jusqu'ici pouvait eclater soudain; que leur situation, leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait: "Vous etes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc du bien au peuple, a ces manants-la, aidez-les, secourez-les!" Ma mere, eperdue, repetait coup sur coup: "Allons-nous-en, allons-nous-en!" Alors, comme la porte etait fermee, il cria: "Si vous ne m'ouvrez pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et violence!" J'etais reste maitre de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer dans l'ombre. Alors il me sembla tout a coup que je venais d'etre fait orphelin, d'etre abandonne, pousse au ruisseau. Une tristesse epouvantable, melee de colere, de haine, de degout, m'envahit; j'avais comme un soulevement de tout mon etre, un soulevement de la justice, de la droiture, de l'honneur, de l'affection rejetee. Je me mis a courir pour les rejoindre le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de Chatou. --Je les rattrapai bientot. La nuit etait venue toute noire. J'allais a pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma mere pleurait toujours. Mon pere disait: "C'est votre faute. Pourquoi avez-vous tenu a le voir? C'etait une folie dans notre position. On aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne pouvons le reconnaitre, a quoi servaient ces visites dangereuses?" Alors, je m'elancai devant eux, suppliant. Je balbutiai: "Vous voyez bien que vous etes mes parents. Vous m'avez deja rejete une fois, me repousserez-vous encore?" Alors, mon president, il leva la main sur moi, je vous le jure sur l'honneur, sur la loi, sur la Republique. Il me frappa, et comme je le saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver. J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je l'ai frappe, frappe tant que j'ai pu. Alors elle s'est mise a crier: "Au secours! a l'assassin!" en m'arrachant la barbe. Il parait que je l'ai tuee aussi. Est-ce que je sais, moi, ce que j'ai fait a ce moment-la? Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetes a la Seine, sans reflechir. Voila.--Maintenant, jugez-moi. * * * * * L'accuse se rassit. Devant cette revelation, l'affaire a ete reportee a la session suivante. Elle passera bientot. Si nous etions jures, que ferions-nous de ce parricide? LE RENDEZ-VOUS Le Rendez-vous Son chapeau sur la tete, son manteau sur le dos, un voile noir sur le nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle serait montee dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, ne pouvant se decider a sortir pour aller a ce rendez-vous. Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'etait habillee ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change tres mondain, pour rejoindre dans son logis de garcon le beau vicomte de Martelet, son amant! La pendule derriere son dos battait les secondes vivement; un livre a moitie lu baillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les fenetres, et un fort parfum de violette, exhale par deux petits bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminee, se melait a une vague odeur de verveine soufflee sournoisement par la porte du cabinet de toilette demeuree entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant: "Il m'attend deja. Il va s'enerver". Alors, elle sortit, prevint le valet de chambre qu'elle serait rentree dans une heure au plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, a pied. On etait aux derniers jours de mai, a cette saison delicieuse ou le printemps de la campagne semble faire le siege de Paris et le conquerir par-dessus les toits, envahir les maisons, a travers les murs, faire fleurir la ville, y repandre une gaiete sur la pierre des facades, l'asphalte des trottoirs et le pave des chaussees, la baigner, la griser de seve comme un bois qui verdit. Mme Haggan fit quelques pas a droite avec l'intention de suivre, comme toujours, la rue de Provence ou elle helerait un fiacre, mais la douceur de l'air, cette emotion de l'ete qui nous entre dans la gorge en certains jours, la penetra si brusquement, que, changeant d'idee, elle prit la rue de la Chaussee-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurement attiree par le desir de voir des arbres dans le square de la Trinite. Elle pensait: "Bah! il m'attendra dix minutes de plus." Cette idee, de nouveau, la rejouissait, et, tout en marchant a petits pas, dans la foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la fenetre, ecouter a la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait defendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boite aux cigarettes des regards desesperes. Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si peu desireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des pretextes pour s'arreter. Au bout de la rue, devant l'eglise, la verdure du petit square l'attira si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage a enfants, et fit deux fois le tour de l'etroit gazon, au milieu des nounous enrubannees, epanouies, bariolees, fleuries. Puis elle prit une chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille. Juste a ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnee, plus un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes encore de flanerie,--une heure! une heure volee au rendez-vous! Elle y resterait quarante minutes a peine, et ce serait fini encore une fois. Dieu! comme ca l'ennuyait d'aller la-bas! Ainsi qu'un patient montant chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolerable de tous les rendez-vous passes, un par semaine en moyenne depuis deux ans, et la pensee qu'un autre allait avoir lieu, tout a l'heure, la crispait d'angoisse de la tete aux pieds. Non pas que ce fut bien douloureux, douloureux comme une visite au dentiste, mais c'etait si ennuyeux, si ennuyeux, si complique, si long, si penible que tout, tout, meme une operation, lui aurait paru preferable. Elle y allait pourtant, tres lentement, a tous petits pas, en s'arretant, en s'asseyant, en flanant partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore celui-la, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tot. Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison a donner a ce malheureux Martelet quand il voudrait connaitre ce pourquoi! Pourquoi avait-elle commence? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimee? C'etait possible! Pas bien fort mais un peu, voila si longtemps! Il etait bien, recherche, elegant, galant, et representait strictement, au premier coup d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait dure trois mois--temps normal, lutte honorable, resistance suffisante--puis elle avait consenti, avec quelle emotion, quelle crispation, quelle peur horrible et charmante a ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, dans ce petit entresol de garcon, rue de Miromesnil. Son coeur? Qu'eprouvait alors son petit coeur de femme seduite, vaincue, conquise, en passant pour la premiere fois la porte de cette maison de cauchemar? Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublie! On se souvient d'un fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guere, deux ans plus tard, d'une emotion qui s'est envolee tres vite, parce qu'elle etait tres legere. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublie les autres, ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausee lui montait aux levres en prevision de ce que ce serait tout a l'heure. Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller la, ils ne ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'a la facon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont terribles! Quand on songe qu'a tout moment, devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout de plusieurs annees, des criminels qu'ils ont conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque a une gare, et qu'ils ont affaire a presque autant de voyageurs qu'il y a d'heures dans la journee, et que leur memoire est assez sure pour qu'ils affirment: "Voila bien l'homme que j'ai charge rue des Martyrs, et depose, gare de Lyon, a minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!" n'y a-t-il pas de quoi fremir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune femme allant a un rendez-vous, en confiant sa reputation au premier venu de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employe, pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent a cent vingt, en comptant un par semaine. C'etaient autant de temoins qui pouvaient deposer contre elle dans un moment critique. Aussitot dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, epais et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus deja? Oh! dans cette rue de Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaitre les passants, tous les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arretee, elle sautait et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil de sa loge. En voila un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait ose faire ce petit mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roule! Elle avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'etre rappelee, s'il ne comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? D'une arrestation peut-etre? Pour arriver a la porte du vicomte, il n'y avait guere qu'un demi-etage a monter, et il lui paraissait haut comme la tour Saint-Jacques! A peine engagee dans le vestibule, elle se sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derriere elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un descendait juste a ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, montait, montait! Elle aurait monte quarante etages! Puis, quand tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle redescendait en courant avec l'angoisse dans l'ame de ne pas reconnaitre l'entresol! Il etait la, attendant dans un costume galant en velours double de soie, tres coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien change a sa maniere de l'accueillir, mais rien, pas un geste! Des qu'il avait referme la porte, il lui disait: "Laissez-moi baiser vos mains, ma chere, chere amie!" Puis il la suivait dans la chambre, ou volets clos et lumieres allumees, hiver comme ete, par chic sans doute, il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air d'adoration. Le premier jour ca avait ete tres gentil, tres reussi, ce mouvement-la! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la cent vingtieme fois le cinquieme acte d'une piece a succes. Il fallait changer ses effets. Et puis apres, oh! mon Dieu! apres! c'etait le plus dur! Non, il ne changeait pas ses effets, le pauvre garcon! Quel bon garcon, mais banal!... Dieu, que c'etait difficile de se deshabiller sans femme de chambre! Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une pareille corvee! Mais s'il etait difficile de se deshabiller, se rhabiller devenait presque impossible et enervant a crier, exasperant a gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air gauche:--Voulez-vous que je vous aide.--L'aider! Ah oui! a quoi? De quoi etait-il capable? Il suffisait de lui voir une epingle entre les doigts pour le savoir. C'est a ce moment-la peut-etre qu'elle avait commence a le prendre en grippe. Quand il disait: "Voulez-vous que je vous aide!" elle l'aurait tue. Et puis etait-il possible qu'une femme ne finit point par detester un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcee plus de cent vingt fois a se rhabiller sans femme de chambre? Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, aussi peu degourdis, aussi monotones. Ce n'etait pas le beau baron de Grimbal qui aurait demande de cet air niais: "Voulez-vous que je vous aide?" Il aurait aide, lui, si vif, si drole, si spirituel. Voila! C'etait un diplomate; il avait couru le monde, rode partout, deshabille et rhabille sans doute des femmes vetues suivant toutes les modes de la terre, celui-la!... L'horloge de l'eglise sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le cadran, se mit a rire en murmurant "Oh! doit-il etre agite!" puis elle partit d'une marche plus vive, et sortit du square. Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez a nez avec un monsieur qui la salua profondement. --Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de penser a lui. --Oui, madame. Et il s'informa de sa sante, puis, apres quelques vagues propos, il reprit: --Vous savez que vous etes la seule--vous permettez que je dise de mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes collections japonaises. --Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garcon! --Comment! comment! en voila une erreur quand il s'agit de visiter une collection rare! --En tout cas, elle ne peut y aller seule. --Et pourquoi pas? mais j'en ai recu des multitudes de femmes seules, rien que pour ma galerie! J'en recois tous les jours. Voulez-vous que je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut etre discret meme pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant d'entrer chez un homme serieux, connu, dans une certaine situation, que lorsqu'on y va pour une cause inavouable! --Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-la. --Alors vous venez voir ma collection. --Quand? --Mais tout de suite. --Impossible, je suis pressee. --Allons donc. Voila une demi-heure que vous etes assise dans le square. --Vous m'espionniez? --Je vous regardais. --Vrai, je suis pressee. --Je suis sur que non. Avouez que vous n'etes pas pressee. Mme Haggan se mit a rire, et avoua: --Non ... non ... pas ... tres.... Un fiacre passait a les toucher. Le petit baron cria: "Cocher!" et la voiture s'arreta. Puis, ouvrant la portiere: --Montez, madame. --Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui. --Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence a nous regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous enleve et nous arreter tous les deux, montez, je vous en prie! Elle monta, effaree, abasourdie. Alors il s'assit aupres d'elle en disant au cocher: "rue de Provence". Mais soudain elle s'ecria: --Oh! mon Dieu, j'oubliais une depeche tres pressee, voulez-vous me conduire, d'abord, au premier bureau telegraphique? Le fiacre s'arreta un peu plus loin, rue de Chateaudun, et elle dit au baron: --Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis a mon mari d'inviter Martelet a diner pour demain, et j'ai oublie completement. Quand le baron fut revenu, sa carte bleue a la main, elle ecrivit au crayon: "Mon cher ami, je suis tres souffrante; j'ai une nevralgie atroce qui me tient au lit. Impossible sortir. Venez diner demain soir pour que je me fasse pardonner. "JEANNE." Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: "Vicomte de Martelet, 240, rue Miromesnil", puis, rendant la carte au baron: --Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la boite aux telegrammes. BOMBARD Bombard Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il etait ne avec une incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un desir immodere pour ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses forces. Aussitot qu'il entendait parler d'une affaire serieuse il devenait distrait, son esprit etant incapable d'une tension ou meme d'une attention. Fils d'un marchand de nouveautes de Caen, il se l'etait coule douce, comme on disait dans sa famille, jusqu'a l'age de vingt-cinq ans. Mais ses parents demeurant toujours plus pres de la faillite que de la fortune, il souffrait horriblement de la penurie d'argent. Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, a la normande, le teint fleuri, l'oeil bleu, bete et gai, le ventre apparent deja, il s'habillait avec une elegance tapageuse de provincial en fete. Il riait, criait, gesticulait a tout propos, etalant sa bonne humeur orageuse avec une assurance de commis-voyageur. Il considerait que la vie etait faite uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitot qu'il fallait mettre un frein a sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence hebetee, etant meme incapable de tristesse. Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de repeter une phrase devenue celebre dans son entourage: --Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau. Or, il allait chaque annee passer quinze jours a Trouville. Il appelait ca "faire sa saison". Il s'installait chez des cousins qui lui pretaient une chambre, et, du jour de son arrivee au jour du depart, il se promenait sur les planches qui longent la grande plage de sable. Il allait d'un pas assure, les mains dans ses poches ou derriere le dos, toujours vetu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche. Il allait, frolant les femmes elegantes, toisant les hommes en gaillard pret a se _flanquer une tripotee_, et cherchant ... cherchant ... car il cherchait. Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il s'etait dit: --Que diable, dans le tas de celles qui viennent la, je finirai bien par trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de chasse, un flair de Normand, sur qu'il la reconnaitrait, rien qu'en l'apercevant, celle qui le ferait riche. Ce fut un lundi matin qu'il murmura: --Tiens--tiens--tiens. Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de juillet ou on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; et les barques de peche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau bleue, qui les refletait la tete en bas, semblaient dormir sous le grand soleil de dix heures. Elles restaient la, en face de la jetee de bois, les unes tout pres, d'autres plus loin, d'autres tres loin, sans remuer, comme accablees par une paresse de jour d'ete, trop nonchalantes pour gagner la haute mer ou meme pour rentrer au port. Et, la-bas, on apercevait vaguement, dans la brume, la cote du Havre portant a son sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse. Il s'etait dit: --Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisieme fois et en sentant sur lui son regard, son regard de femme mure, experimentee et hardie, qui s'offre. Deja il l'avait remarquee les jours precedents, car elle semblait aussi en quete de quelqu'un. C'etait une Anglaise assez grande, un peu maigre, l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une espece d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vetue simplement, sobrement, mais coiffee d'une facon drole, comme elles se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent. Quand il arriva pres du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup d'oeil enflamme, un coup d'oeil qui disait: --Me voila. Mais comment lui parler? Il revint une cinquieme fois, et comme il la voyait de nouveau arriver en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle. Il s'elanca, la ramassa, et, la presentant: --Permettez, madame ... Elle repondit: --Aoh, vos etes fort gracious. Et ils se regarderent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi. Alors, s'enhardissant, il prononca: --En voila un beau temps. Elle murmura: --Aoh, delicious! Et ils resterent encore en face l'un de l'autre, embarrasses, et ne songeant d'ailleurs a s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut l'audace de demander. --Vos ete pour longtemps dans cette pays. Il repondit en souriant: --Oh! oui, tant que je voudrai! Puis, brusquement, il proposa: --Voulez-vous venir jusqu'a la jetee? c'est si joli par ces jours-la! Elle dit simplement: --Je vole bien. Et ils s'en allerent cote a cote, elle de son allure seche et droite, lui de son allure balancee de dindon qui fait la roue. Trois mois plus tard les notables commercants de Caen recevaient, un matin, une grande lettre blanche qui disait: _Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate Robertson._ Et, sur l'autre page: _Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Monsieur Simon Bombard._ Ils s'installerent a Paris. La fortune de la mariee s'elevait a quinze mille francs de rentes bien claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette personnelle. Il dut prouver que sa tendresse meritait ce sacrifice; il le prouva avec facilite et obtint ce qu'il demandait. Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'etait plus jeune, assurement, et sa fraicheur avait subi des atteintes; mais elle avait une maniere d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les lui refuser. Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: "Oh! Simon, no allons no coucher", qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien a qui on ordonne "a la niche". Et elle savait vouloir en tout, de jour comme de nuit, d'une facon qui forcait les resistances. Elle ne se fachait pas; elle ne faisait point de scenes; elle ne criait jamais; elle n'avait jamais l'air irrite ou blesse, ou meme froisse. Elle savait parler, voila tout, et elle parlait a propos, d'un ton qui n'admettait point de replique. Plus d'une fois Simon faillit hesiter; mais devant les desirs imperieux et brefs de cette singuliere femme, il finissait toujours par ceder. Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en paya bientot a satiete, mais avec mille precautions. Mme Bombard s'en apercut, sans qu'il devinat a quoi; et elle lui annonca un soir qu'elle avait loue une maison a Nantes ou ils habiteraient dans l'avenir. L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui n'arrivaient point a compenser le besoin de conquetes feminines qu'il avait au coeur. Il pecha a la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux que prefere la carpe ou le gardon, les rives favorites de la breme et les diverses amorces qui tentent les divers poissons. Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres visions hantaient son esprit. Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-prefecture et du capitaine de gendarmerie; et ils jouerent au whist, le soir, au cafe du Commerce, mais son oeil triste deshabillait la reine de trefle ou la dame de carreau, tandis que le probleme des jambes absentes dans ces figures a deux tetes embrouillait tout a fait les images ecloses en sa pensee. Alors il concut un plan, un vrai plan de Normand ruse. Il fit prendre a sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, une coquette, une paree, mais une gaillarde, rouge et rablee, qui n'eveillerait point de soupcons et qu'il avait preparee avec soins a ses projets. Elle leur fut donnee en confiance par le directeur de l'octroi, un ami complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et Mme Bombard accepta avec confiance le tresor qu'on lui presentait. Simon fut heureux, heureux avec precaution, avec crainte, et avec des difficultes incroyables. Il ne derobait a la surveillance inquiete de sa femme que de tres courts instants, par-ci par-la, sans tranquillite. Il cherchait un truc, un stratageme, et il finit par en trouver un qui reussit parfaitement. Mme Bombard qui n'avait rien a faire se couchait tot, tandis que Bombard qui jouait au whist, au cafe du Commerce, rentrait chaque jour a neuf heures et demie precises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurite. Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient a son ardeur, et il glissait un louis, car il etait large en ses plaisirs, dans la main de la servante, qui remontait bien vite a son grenier. Et il riait, il triomphait tout seul, il repetait tout haut, comme le barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pechant l'ablette: --Fichue dedans, la patronne. Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard equivalait, certes, pour lui, a tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquete a gages. * * * * * Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les marches, mais elle lui parut plus vive, plus animee que d'habitude, et il demeura peut-etre dix minutes au rendez-vous du corridor. Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y etait pas. Il sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba sur une chaise, torture d'angoisse. Elle apparut, un bougeoir a la main. Il demanda, tremblant: --Tu etais sortie? Elle repondit tranquillement: --Je ete dans la cuisine boire un verre d'eau. Il s'efforca de calmer les soupcons qu'elle pouvait avoir; mais elle semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura. Quand ils penetrerent, le lendemain, dans la salle a manger pour dejeuner, Victorine mit sur la table les cotelettes. Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait delicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et serieux: --Tene, ma fille, voila vingt francs dont j'ave prive vo, hier au soir. Je vo les rende. Et la fille interdite prit la piece d'or qu'elle regardait d'un air stupide, tandis que Bombard, effare, ouvrait sur sa femme des yeux enormes. LE PAIN MAUDIT Le Pain maudit I Le pere Taille avait trois filles. Anna, l'ainee, dont on ne parlait guere dans la famille, Rose, la cadette, agee maintenant de dix-huit ans, et Claire, la derniere, encore gosse, qui venait de prendre son quinzieme printemps. Le pere Taille, veuf aujourd'hui, etait maitre mecanicien dans la fabrique de boutons de M. Lebrument. C'etait un brave homme, tres considere, tres droit, tres sobre, une sorte d'ouvrier modele. Il habitait rue d'Angouleme, au Havre. Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux etait entre dans une colere epouvantable; il avait menace de tuer le seducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de nouveautes de la ville. Puis, on lui avait dit de divers cotes que la petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'Etat, qu'elle ne courait pas, liee maintenant avec un homme d'age, un juge au tribunal de commerce, M. Dubois; et le pere s'etait calme. Il s'inquietait meme de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements sur sa maison a ses anciennes camarades qui avaient ete la revoir; et quand on lui affirmait qu'elle etait dans ses meubles et qu'elle avait un tas de vases de couleur sur ses cheminees, des tableaux peints sur les murs, des pendules dorees et des tapis partout, un petit sourire content lui glissait sur les levres. Depuis trente ans il travaillait, lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'etait pas bete, apres tout! Or, voila qu'un matin, le fils Touchard, dont le pere etait tonnelier au bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur du vieux se mit a battre. Les Touchard etaient riches et bien poses; il avait decidement de la chance dans ses filles. La noce fut decidee; et on resolut qu'on la ferait d'importance. Elle aurait lieu a Sainte-Adresse, au restaurant de la mere Jusa. Cela couterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'etait pas coutume. Mais un matin, comme le vieux etait rentre au logis pour dejeuner, au moment ou il se mettait a table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des bagues, et un chapeau a plume. Elle etait gentille comme un coeur avec tout ca. Elle sauta au cou du pere, qui n'eut pas le temps de dire "ouf", puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs, puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour manger la soupe avec la famille. Cette fois, le pere Taille fut attendri jusqu'aux larmes a son tour, et il repeta a plusieurs reprises: "C'est bien, ca, petite, c'est bien, c'est bien." Alors, elle dit tout de suite son affaire.--Elle ne voulait pas qu'on fit la noce de Rose a Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait chez elle, donc, cette noce, et ca ne couterait rien au pere. Ses dispositions etaient prises, tout arrange, tout regle; elle se chargeait de tout, voila! Le vieux repeta: "Ca, c'est bien, petite, c'est bien". Mais un scrupule lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancee, surprise, demanda: "Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en charge, je vais en parler a Philippe, moi". Elle en parla a son pretendu, en effet, le jour meme; et Philippe declara que ca lui allait parfaitement. Le pere et la mere Touchard furent aussi ravis de faire un bon diner qui ne couterait rien. Et ils disaient: "Ca sera bien, pour sur, vu que monsieur Dubois roule sur l'or". Alors ils demanderent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence, la cuisiniere des gens du premier. Anna consentit a tout. Le mariage etait fixe au dernier mardi du mois. II Apres la formalite de la mairie et la ceremonie religieuse, la noce se dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amene, de leur cote, un cousin d'age, M. Sauvetanin, homme a reflexions philosophiques, ceremonieux et compasse, dont on attendait l'heritage, et une vieille tante, Mme Lamondois. M. Sauvetanin avait ete designe pour offrir son bras a Anna. On les avait accouples, les jugeant les deux personnes les plus importantes et les plus distinguees de la societe. Des qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immediatement son cavalier et courut en avant en declarant: "Je vais vous montrer le chemin." Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invites suivait plus lentement. Des que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser passer le monde qui defilait devant elle en roulant de grands yeux et en tournant la tete de tous les cotes pour voir ce luxe mysterieux. La table etait mise dans le salon, la salle a manger ayant ete jugee trop petite. Un restaurateur voisin avait loue les couverts, et les carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait d'une fenetre. Les dames penetrerent dans la chambre a coucher pour se debarrasser de leurs chales et de leurs coiffures, et le pere Touchard, debout sur la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le pere Taille, tres digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son enfant, et il allait de piece en piece, tenant toujours a la main son chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant a la facon d'un sacristain dans une eglise. Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hatait le repas. Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle a manger demeublee, en criant: "Venez tous par ici une minute." Les douze invites se precipiterent et apercurent douze verres de madere en couronne sur un gueridon. Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient deja dans les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, meme vieux et laids, aupres des femmes galantes, comme si elles devaient par metier, par obligation professionnelle, un peu d'elles a tous les males. Puis on se mit a table, et le repas commenca. Les parents occupaient un bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mere presidait a droite, la jeune mariee presidait a gauche. Anna s'occupait de tous et de chacun, veillait a ce que les verres fussent toujours pleins et les assiettes toujours garnies. Une certaine gene respectueuse, une certaine intimidation devant la richesse du logis et la solennite du service paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans une atmosphere trop distinguee, cela genait. Mme Touchard, la mere, qui aimait rire, tachait d'animer la situation; et, comme on arrivait au dessert, elle cria: "Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose." Son fils passait dans sa rue pour posseder une des plus jolies voix du Havre. Le marie aussitot se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur, par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec le serieux du diner. Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour ecouter. Tous les visages devinrent attentifs et vaguement souriants. Le chanteur annonca "Le pain maudit", et arrondissant le bras droit, ce qui fit remonter son habit dans son cou, il commenca: Il est un pain beni qu'a la terre econome Il nous faut arracher d'un bras victorieux. C'est le pain du travail, celui que l'honnete homme, Le soir, a ses enfants, apporte tout joyeux. Mais il en est un autre, a mine tentatrice, Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_ Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice! Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la! _(bis.)_ Toute la table applaudit avec frenesie. Le pere Touchard declara: "Ca, c'est tape." La cuisiniere invitee tourna dans sa main un crouton qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: "Tres bien!" Et la tante Lamondois s'essuyait deja les yeux avec sa serviette. Le marie annonca: "Deuxieme couplet" et le lanca avec une energie croissante: Respect au malheureux qui, tout brise par l'age, Nous implore en passant sur le bord du chemin, Mais fletrissons celui qui, desertant l'ouvrage, Alerte et bien portant, ose tendre la main. Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse. C'est voler l'ouvrier que le travail courba _(bis.)_ Honte a celui qui vit du pain de la paresse, Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la _(bis.)_ Tous, meme les deux servants restes debout contre les murs, hurlerent en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient detonner les voix grasses des hommes. La tante et la mariee pleuraient tout a fait. Le pere Taille se mouchait avec un bruit de trombone, et le pere Touchard affole brandissait un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisiniere amie laissait tomber des larmes muettes sur son crouton qu'elle tourmentait toujours. M. Sauvetanin prononca au milieu de l'emotion generale: "Voila des choses saines, bien differentes des gaudrioles." Anna, troublee aussi, envoyait des baisers a sa soeur et lui montrait d'un signe amical son mari, comme pour la feliciter. Le jeune homme, grise par le succes, reprit: Dans ton simple reduit, ouvriere gentille, Tu sembles ecouter la voix du tentateur! Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille. Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur. Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes Lorsque, te maudissant, ton pere expirera? _(bis)_ Le pain du deshonneur se petrit dans les larmes. Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la, _(bis.)_ Seuls les deux servants et le pere Touchard reprirent le refrain. Anna, toute pale, avait baisse les yeux. Le marie, interdit, regardait autour de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisiniere avait soudain lache son crouton comme s'il etait devenu empoisonne. M. Sauvetanin declara gravement, pour sauver la situation: "Le dernier couplet est de trop." Le pere Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait des regards feroces autour de lui. Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une voix mouillee, d'une voix de femme qui pleure: "Apportez le champagne." Aussitot une joie secoua les invites. Les visages redevinrent radieux. Et comme le pere Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le montrant aux convives: Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la, toute la noce, electrisee en voyant apparaitre les bouteilles coiffees d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre: Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la. LES SABOTS Les Sabots Le vieux cure bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommades des paysans. Les grands paniers des fermieres venues de loin pour la messe etaient poses a terre a cote d'elles; et la lourde chaleur d'un jour de juillet degageait de tout le monde une odeur de betail, un fumet de troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et aussi les meuglements des vaches couchees dans un champ voisin. Parfois un souffle d'air charge d'aromes des champs s'engouffrait sous le portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout des cierges "... Comme le desire le bon Dieu. Ainsi soit-il!" prononcait le pretre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque semaine, a recommander a ses ouailles les petites affaires intimes de la commune. C'etait un vieux homme a cheveux blancs qui administrait la paroisse depuis bientot quarante ans, et le prone lui servait pour communiquer familierement avec tout son monde. Il reprit: "Je recommande a vos prieres Desire Vallin, qu'est bien malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches." Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier poses dans un breviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: "Il ne faut pas que les garcons et les filles viennent comme ca, le soir, dans le cimetiere, ou bien je previendrai le garde-champetre.--M. Cesaire Omont voudrait bien trouver une jeune fille honnete comme servante." Il reflechit encore quelques secondes, puis ajouta: "C'est tout, mes freres, c'est la grace que je vous souhaite au nom du Pere, et du Fils, et du Saint-Esprit." Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. * * * * * Quand les Malandain furent rentres dans leur chaumiere, la derniere du hameau de la Sabliere, sur la route de Fourville, le pere, un vieux petit paysan sec et ride, s'assit devant la table, pendant que sa femme decrochait la marmite et que sa fille Adelaide prenait dans le buffet les verres et les assiettes, et il dit: "Ca s'rait p't'etre bon, c'te place chez maitr' Omont, vu que le v'la veuf, que sa bru l'aime pas, qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'etre ben d'y envoyer Adelaide." La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une odeur de choux, elle reflechit. L'homme reprit: "Il a d'quoi, pour sur. Mais qu'il faudrait etre degourdi et qu'Adelaide l'est pas un brin." La femme alors articula: "J'pourrions voir tout d'meme." Puis, se tournant vers sa fille, une gaillarde a l'air niais, aux cheveux jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: "T'entends, grande bete. T'iras chez mait' Omont t'proposer comme servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera." La fille se mit a rire sottement sans repondre. Puis tous trois commencerent a manger. Au bout de dix minutes, le pere reprit: "Ecoute un mot, la fille, et tache d'n' point te mettre en defaut sur ce que j'vas te dire...." Et il lui traca en termes lents et minutieux toute une regle de conduite, prevoyant les moindres details, la preparant a cette conquete d'un vieux veuf mal avec sa famille. La mere avait cesse de manger pour ecouter et elle demeurait, la fourchette a la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour a tour, suivant cette instruction avec une attention concentree et muette. Adelaide restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. Des que le repas fut termine la mere lui fit mettre son bonnet, et elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Cesaire Omont. Il habitait une sorte de petit pavillon de briques adosse aux batiments d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'etait retire du faire-valoir, pour vivre de ses rentes. Il avait environ cinquante-cinq ans; il etait gros, Jovial et bourru comme un homme riche. Il riait et criait a faire tomber les murs, buvait du cidre et de l'eau-de-vie a pleins verres, et passait encore pour chaud, malgre son age. Il aimait a se promener dans les champs, les mains derriere le dos, enfoncant ses sabots de bois dans la terre grasse, considerant la levee du ble ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur a son aise, qui aime ca, mais qui ne se la foule plus. On disait de lui: "C'est un pere Bontemps, qui n'est pas bien leve tous les jours." Il recut les deux femmes, le ventre a table, achevant son cafe. Et, se renversant, il demanda: --Qu'est-ce que vous desirez? La mere prit la parole: --C'est no't fille Adelaide que j'viens vous proposer pour servante, vu c'qu'a dit cu matin monsieur le cure. Maitre Omont considera la fille, puis, brusquement: --Quel age qu'elle a, c'te grande bique-la? --Vingt-un ans a la Saint-Michel, monsieur Omont. --C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends d'main, pour faire ma soupe du matin. Et il congedia les deux femmes. Adelaide entra en fonctions le lendemain et se mit a travailler dur, sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, monsieur Omont la hela. --Adelaide! Elle accourut. --Me v'la, not' maitre. Des qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnees, l'oeil trouble, il declara: --Ecoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne melerons point nos sabots. --Oui, not' maitre. --Allons, c'est bien, va a ton ouvrage. Et elle alla reprendre sa besogne. A midi elle servit le diner du maitre dans sa petite salle a papier peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prevenir M. Omont. --C'est servi, not' maitre. Il entra, s'assit, regarda autour de lui, deplia sa serviette, hesita une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: --Adelaide! Elle arriva, effaree. Il cria comme s'il allait la massacrer. --Eh bien, nom de D ... et te, ousqu'est ta place? --Mais ... not'maitre ... Il hurlait: "--J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' la ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre." Epouvantee, elle apporta son couvert en balbutiant: --Me v'la, not' maitre. Et elle s'assit en face de lui. Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des histoires qu'elle ecoutait les yeux baisses, sans oser prononcer un mot. De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, des assiettes. En apportant le cafe, elle ne deposa qu'une tasse devant lui, alors, repris de colere, il grogna: --Eh bien, et pour te? --J'n'en prends point, not' maitre. --Pourquoi que tu n'en prends point? --Parce que je l'aime point. Alors il eclata de nouveau: --J'aime pas prend' mon cafe tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas t'mett' a en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va chercher une tasse et plus vite que ca. Elle alla chercher une tasse, se rassit, gouta la noire liqueur, fit la grimace, mais, sous l'oeil furieux du maitre, avala jusqu'au bout. Puis il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second du pousse-rincette, et le troisieme du coup-de-pied-au-cul. Et M. Omont la congedia. --Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille. Il en fut de meme au diner. Puis elle dut faire sa partie de dominos, puis il l'envoya se mettre au lit. --Va te coucher, je monterai tout a l'heure. Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa priere, se devetit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit, effaree. Un cri furieux faisait trembler la maison: --Adelaide? Elle ouvrit sa porte et repondit de son grenier: --Me v'la, not' maitre. --Ousque t'es? --Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maitre. Alors il vocifera: --Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ... Alors, elle repondit d'en haut, eperdue, cherchant sa chandelle: --Me v'la, not' maitre! Et il entendit ses petits sabots decouverts battre le sapin de l'escalier; et, quand elle fut arrivee aux dernieres marches, il la prit par le bras, et des qu'elle eut laisse devant la porte ses etroites chaussures de bois a cote des grosses galoches du maitre, il la poussa dans sa chambre en grognant: --Plus vite que ca, donc, nom de D ...! Et elle repetait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: --Me v'la, me v'la, not' maitre. * * * * * Six mois apres, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son pere l'examina curieusement, puis demanda: --T'es-ti point grosse? Elle restait stupide, regardant son ventre, repetant: --Mais non, je n'crois point. Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: --Dis-me si vous n'avez point, queque soir, mele vos sabots? --Oui, je les ons meles l'premier soir et puis l's autres. --Mais t'es pleine, grande futaille. Elle se mit a sangloter, balbutiant: --J'savais ti, me? J'savais ti, me? Le pere Malandain la guettait, l'oeil eveille, la mine satisfaite. Il demanda: --Queque tu ne savais point? Elle prononca, a travers ses pleurs: --J'savais ti, me, que ca se faisait comme ca d's'efants! Sa mere rentrait. L'homme articula, sans colere: --La v'la grosse, a c't'heure. Mais la femme se facha, revoltee d'instinct, injuriant a pleine gueule sa fille en larmes, la traitant de "manante" et de "trainee". Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour causer de leurs affaires avec mait' Cesaire Omont, il declara: --All' est tout d'meme encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait point c'qu'all' faisait, c'te niente. Au prone du dimanche suivant, le vieux cure publiait les bans de M. Onufre-Cesaire Omont avec Celeste-Adelaide Malandain. LA BUCHE La Buche Le salon etait petit, tout enveloppe de teintures epaisses, et discretement odorant. Dans une cheminee large, un grand feu flambait; tandis qu'une seule lampe posee sur le coin de la cheminee versait une lumiere molle, ombree par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux personnes qui causaient. Elle, la maitresse de la maison, une vieille a cheveux blancs, mais une de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin papier et parfumee, tout impregnee de parfums, penetree jusqu'a la chair vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, l'epiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur legere qui vous saute a l'odorat lorsqu'on ouvre une boite de poudre d'iris florentine. Lui etait un ami d'autrefois, reste garcon, un ami de toutes les semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus d'ailleurs. Ils avaient cesse de causer depuis une minute environ, et tous deux regardaient le feu, revant a n'importe quoi, en l'un de ces silences amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire l'un pres de l'autre. Et soudain une grosse buche, une souche herissee de racines enflammees, croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancee dans le salon, roula sur le tapis en jetant des eclats de feu tout autour d'elle. La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis que lui, a coup de botte, rejetait dans la cheminee l'enorme charbon et ratissait de sa semelle toutes les eclaboussures ardentes repandues autour. Quand le desastre fut repare, une forte odeur de roussi se repandit; et l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: "Et voila, dit-il en montrant la buche replacee dans l'atre, voila pourquoi je ne me suis jamais marie." Elle le considera, tout etonnee, avec cet oeil curieux des femmes qui veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, ou la curiosite est reflechie, compliquee, souvent malicieuse; et elle demanda: "Comment ca?" Il reprit: "Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine histoire. Mes anciens camarades se sont souvent etonnes du froid survenu tout a coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux inseparables comme nous etions, avaient pu tout a coup devenir presque etrangers l'un a l'autre. Or, voici le secret de notre eloignement. Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions jamais; et l'amitie qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait pu la briser. Un soir, en rentrant, il m'annonca son mariage. Je recus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait vole ou trahi. Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une femme, cette affection ombrageuse, inquiete et charnelle, ne tolere point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de coeur et de confiance qui existe entre deux hommes. Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un a l'autre, l'homme et la femme sont toujours etrangers d'ame, d'intelligence; ils restent deux belligerants; ils sont d'une race differente; il faut qu'il y ait toujours un dompteur et un dompte, un maitre et un esclave; tantot l'un, tantot l'autre; ils ne sont jamais deux egaux. Ils s'etreignent les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui semble ouvrir les coeurs, les mettre a nu, dans un elan de sincere et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de procreer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec lui dans cette communion de pensees qui ne peut exister qu'entre deux hommes. Enfin mon ami Julien se maria. Elle etait jolie, sa femme, charmante, une petite blonde frisottee, vive, potelee, qui semblait l'adorer. D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gener leur tendresse, me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, m'appeler sans cesse, et m'aimer. Peu a peu je me laissai seduire par le charme doux de cette vie commune; et je dinais souvent chez eux; et souvent, rentre chez moi la nuit, je songeais a faire comme lui, a prendre une femme, trouvant bien triste a present ma maison vide. Eux, paraissaient se cherir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien m'ecrivit de venir diner. J'y allai. "Mon bon, dit-il, il va falloir que je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de retour avant onze heures; mais a onze heures precises, je rentrerai. J'ai compte sur toi pour tenir compagnie a Berthe." La jeune femme sourit: "C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idee de vous envoyer chercher", reprit-elle. Je lui serrai la main: "Vous etes gentille comme tout." Et je sentis sur mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se mit a table; et, des huit heures, Julien nous quittait. Aussitot qu'il fut parti, une sorte de gene singuliere naquit brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous etions encore jamais trouves seuls, et, malgre notre intimite grandissant chaque jour, le tete-a-tete nous placait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les silences embarrassants. Elle ne repondit rien et restait en face de moi, de l'autre cote de la cheminee, la tete baissee, le regard indecis, un pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile meditation. Quand je fus a sec d'idees banales, je me tus. C'est etonnant comme il est difficile quelquefois de trouver des choses a dire. Et puis, je sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne sais quoi impossible a exprimer, cet avertissement mysterieux qui vous previent des intentions secretes, bonnes ou mauvaises, d'une autre personne a votre egard. Ce penible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: "Mettez donc une buche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'eteindre." J'ouvris le coffre a bois, place juste comme le votre, et je pris une buche, la plus grosse buche, que je placai en pyramide sur les autres morceaux aux trois quarts consumes. Et le silence recommenca. Au bout de quelques minutes, la buche flambait de telle facon qu'elle nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, des yeux qui me parurent etranges. "Il fait trop chaud, maintenant, dit-elle; allons donc la-bas, sur le canape." Et nous voila partis sur le canape. Puis tout a coup, me regardant bien en face: "Qu'est-ce que vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?" Je repondis, fort interloque: "Ma foi, le cas n'est pas prevu, et puis, ca dependrait de la femme." Alors, elle se mit a rire, d'un rire sec, nerveux, fremissant, un de ces rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta: "Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins." Elle se tut, puis reprit: "Avez-vous quelquefois ete amoureux, monsieur Paul?" Je l'avouai, oui, j'avais ete amoureux. "Racontez-moi ca," dit-elle. Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'ecoutait attentivement, avec des marques frequentes d'improbation et de mepris; et soudain: "Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fut bon, il faudrait, il me semble, qu'il bouleversat le coeur, tordit les nerfs et ravageat la tete; il faudrait qu'il fut--comment dirai-je?--dangereux, terrible meme, presque criminel, presque sacrilege, qu'il fut une sorte de trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacres, des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, sans perils, legal, est-ce bien de l'amour?" Je ne savais plus quoi repondre, et je jetais en moi-meme cette exclamation philosophique: O cervelle feminine, te voila bien! Elle avait pris, en parlant, un petit air indifferent, sainte-nitouche; et, appuyee sur les coussins, elle s'etait allongee, couchee, la tete contre mon epaule, la robe un peu relevee, laissant voir un bas de soie rouge que les eclats du foyer enflammaient par instants. Au bout d'une minute: "Je vous fais peur", dit-elle. Je protestai. Elle s'appuya tout a fait contre ma poitrine et, sans me regarder: "Si je vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?" Et avant que j'eusse pu trouver ma reponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient attire brusquement ma tete, et ses levres joignaient les miennes. Ah! ma chere amie, je vous reponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusee, effroyablement sensuelle sans doute, a qui son mari deja ne suffisait plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul attrait du fruit defendu, du danger brave, de l'amitie trahie! Non, cela ne m'allait guere. Mais que faire? Imiter Joseph! role fort sot et, de plus, fort difficile, car elle etait affolante en sa perfidie, cette fille, et enflammee d'audace, et palpitante et acharnee. Oh! que celui qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prete a se donner, me jette la premiere pierre ... ... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une minute de plus et ... j'etais ... non, elle etait ... pardon, c'est lui qui l'etait!... ou plutot qui l'aurait ete, quand voila qu'un bruit terrible nous fit bondir. La buche, oui, la buche, madame, s'elancait dans le salon, renversant la pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant le tapis et se gitant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement flamber. Je me precipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la cheminee le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout joyeux, rentrait. Il s'ecria: "Je suis libre, l'affaire est finie deux heures plus tot!" Oui, mon amie, sans la buche, j'etais pince en flagrant delit. Et vous apercevez d'ici les consequences! Or, je fis en sorte de n'etre plus repris dans une situation pareille, jamais, jamais. Puis je m'apercus que Julien me battait froid, comme on dit. Sa femme evidemment sapait notre amitie; et peu a peu il m'eloigna de chez lui; et nous avons cesse de nous voir. Je ne me suis point marie. Cela ne doit plus vous etonner. MAGNETISME Magnetisme C'etait a la fin d'un diner d'hommes, a l'heure des interminables cigares et des incessants petits verres, dans la fumee et l'engourdissement chaud des digestions, dans le leger trouble des tetes apres tant de viandes et de liqueurs absorbees et melees. On vint a parler du magnetisme, des tours de Donato et des experiences du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, indifferents a toute religion, se mirent a raconter des faits etranges, des histoires incroyables mais arrivees, affirmaient-ils, retombant brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant a ce dernier reste de merveilleux, devenus devots, a ce mystere du magnetisme, le defendant au nom de la science. Un seul souriait, un vigoureux garcon, grand coureur de filles et chasseur de femmes, chez qui une incroyance a tout s'etait ancree si fortement qu'il n'admettait meme point la discussion. Il repetait en ricanant: "Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne discuterons pas Donato qui est tout simplement un tres malin faiseur de tours. Quant a M. Charcot qu'on dit etre un remarquable savant, il me fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent par devenir fous a force de reflechir a d'etranges cas de folie. Il a constate des phenomenes nerveux inexpliques et encore inexplicables, il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-etre des explications ecclesiastiques des mysteres. Et puis je voudrais l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous repetez." Il y eut autour de l'incredule une sorte de mouvement de pitie, comme s'il avait blaspheme dans une assemblee de moines. Un de ces messieurs s'ecria: --Il y a eu pourtant des miracles autrefois. Mais l'autre repondit: --Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus? Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des communications d'ames a travers de longs espaces, des influences secretes d'un etre sur un autre. Et on affirmait, on declarait les faits indiscutables, tandis que le nieur acharne repetait: "Des blagues! des blagues! des blagues!" A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: "Eh bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous les expliquerai. Les voici: "Dans le petit village d'Etretat les hommes, tous matelots, vont chaque annee au banc de Terre-Neuve pecher la morue. Or, une nuit, l'enfant d'un de ces marins se reveilla en sursaut en criant que son "pe etait mort a la me". On calma le mioche qui se reveilla de nouveau en hurlant que son "pe etait neye". Un mois apres on apprenait en effet la mort du pere enleve du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les reveils de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'emut; on rapprocha les dates; et il se trouva que l'accident et le reve avaient coincide a peu pres; d'ou l'on conclut qu'ils etaient arrives la meme nuit, a la meme heure. Et voila un mystere du magnetisme." Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort emu demanda:--Et vous expliquez ca, vous? --Parfaitement, Monsieur, j'ai trouve le secret. Le fait m'avait surpris et meme vivement embarrasse; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par principe. De meme que d'autres commencent par croire, je commence par douter; et quand je ne comprends nullement, je continue a nier toute communication telepathique des ames, sur que ma penetration seule est suffisante. Eh bien, j'ai cherche, cherche, et j'ai fini, a force d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des enfants revat et annoncat a son reveil que le "pe etait mort a la me". La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces frequentes predictions coincide, par un hasard tres simple, avec une mort, on crie aussitot au miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres presages, toutes les autres propheties de malheur, demeures sans confirmation. J'en ai pour ma part considere plus de cinquante dont les auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient meme plus. Mais si l'homme, en effet, etait mort, la memoire se serait immediatement reveillee, et l'on aurait celebre l'intervention de Dieu selon les uns, du magnetisme selon les autres. Un des fumeurs declara: --C'est assez juste, ce que vous dites la, mais voyons votre seconde histoire? --Oh! ma seconde histoire est fort delicate a raconter. C'est a moi qu'elle est arrivee, aussi je me defie un rien de ma propre appreciation. On n'est jamais equitablement juge et partie. Enfin la voici: "J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme a laquelle je ne songeais nullement, que je n'avais meme jamais regardee attentivement, jamais remarquee, comme on dit. "Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fut pas laide; enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux quelconques, toute une physionomie terne; c'etait un de ces etres sur qui la pensee ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arreter, sur qui le desir ne s'abat point. "Or, un soir, que j'ecrivais des lettres au coin de mon feu avant de me mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce devergondage d'idees, de cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste quelques minutes revassant, la plume en l'air, une sorte de petit souffle qui me passait dans l'esprit, un tout leger frisson du coeur, et immediatement, sans raison, sans aucun enchainement de pensees logique, j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds a la tete, et sans voile, cette jeune femme a qui je n'avais jamais songe plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversat la tete. Et soudain je lui decouvris un tas de qualites que je n'avais point observees, un charme doux, un attrait langoureux; elle eveilla chez moi cette sorte d'inquietude d'amour qui vous met a la poursuite d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je m'endormis. Et je revai. "Vous avez tous fait de ces reves singuliers, n'est-ce pas, qui vous rendent maitres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes infranchissables, des joies inesperees, des bras impenetrables? "Qui de nous dans ces sommeils troubles, nerveux, haletants, n'a tenu, etreint, petri, possede avec une acuite de sensation extraordinaire, celle dont son esprit etait occupe? Et avez-vous remarque quelles surhumaines delices apportent ces bonnes fortunes du reve! En quelles ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, penetrante, elles vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient defaillante et chaude, en cette illusion adorable et brutale, qui semble une realite. "Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme fut a moi, tellement a moi que la tiede douceur de sa peau me restait aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le gout de ses baisers me restait aux levres, le son de sa voix me restait aux oreilles, le cercle de son etreinte autour des reins, et le charme ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps apres mon reveil exquis et decevant. "Et trois fois en cette meme nuit, le songe se renouvela. "Le jour venu, elle m'obsedait, me possedait, me hantait la tete et les sens, a un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser a elle. "A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir. Dans son escalier j'etais emu a trembler, mon coeur battait, un desir vehement m'envahissait des pieds aux cheveux. "J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et soudain nos yeux se croiserent avec une surprenante fixite. Je m'assis. "Je balbutiai quelques banalites qu'elle ne semblait point ecouter. Je ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle, la saisissant a pleins bras; et tout mon reve s'accomplit si vite, si facilement, si follement, que je doutai soudain d'etre eveille ... Elle fut pendant deux ans ma maitresse ..." --Qu'en concluez-vous? dit une voix. Le conteur semblait hesiter. --J'en conclus ... je conclus a une coincidence, parbleu! Et puis, qui sait? C'est peut-etre un regard d'elle que je n'avais point remarque et qui m'est revenu ce soir-la par un de ces mysterieux et inconscients rappels de memoire qui nous represente souvent des choses negligees par notre conscience, passees inapercues devant notre intelligence! --Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez pas au magnetisme apres cela, vous etes un ingrat mon cher monsieur! DIVORCE Divorce Maitre Bontran, le celebre avocat parisien, celui qui depuis dix ans plaide et obtient toutes les separations entre epoux mal assortis, ouvrit la porte de son cabinet et s'effaca pour laisser passer le nouveau client. C'etait un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua: --Prenez un siege, dit l'avocat Le client s'assit et apres avoir tousse: --Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire de divorce. --Parlez, monsieur, je vous ecoute. --Monsieur, je suis un ancien notaire. --Deja! --Oui, deja. J'ai trente-sept ans. --Continuez. --Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, tres malheureux. --Vous n'etes pas le seul. --Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout a fait special et mes griefs contre ma femme d'une nature tres particuliere. Mais je commence par le commencement. Je me suis marie d'une facon tres bizarre. Croyez-vous aux idees dangereuses? --Qu'entendez-vous par la? --Croyez-vous que certaines idees soient aussi dangereuses pour certains esprits que le poison pour le corps? --Mais, oui, peut-etre. --Certainement. Il y a des idees qui entrent en nous, nous rongent, nous tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur resister. C'est une sorte de phylloxera des ames. Si nous avons le malheur de laisser une de ces pensees-la se glisser en nous, si nous ne nous apercevons pas des le debut qu'elle est une envahisseuse, une maitresse, un tyran, qu'elle s'etend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans cesse, s'installe, chasse toutes nos preoccupations ordinaires, absorbe toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes perdus. Voici donc ce qui m'est arrive, monsieur. Comme je vous l'ai dit, j'etais notaire a Rouen, et un peu gene, non pas pauvre, mais pauvret, mais soucieux, force a une economie de tous les instants, oblige de limiter tous mes gouts, oui, tous! et c'est dur a mon age. Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatriemes pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances, etc., etc.; et il m'etait arrive plusieurs fois, par ce moyen, de faire faire a quelques clients des mariages avantageux. Un jour je tombe sur ceci: "Demoiselle jolie, bien elevee, comme il faut, epouserait homme honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien nets. Rien des agences." Or, justement, ce jour-la, je dinais avec deux amis, un avoue et un filateur. Je ne sais comment la conversation vint a tomber sur les mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux millions cinq cent mille francs. Le filateur dit: "Qu'est-ce que c'est que ces femmes-la?" L'avoue plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces conditions, et il donna des details; puis il ajouta, en se tournant vers moi: "--Pourquoi diable ne vois-tu pas ca pour toi-meme? Cristi, ca t'en enleverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs." Nous nous mimes a rire tous les trois, et on parla d'autre chose. Une heure plus tard je rentre chez moi. Il faisait froid cette nuit-la. J'habitais d'ailleurs une vieille maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent a des champignonnieres. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier, un frisson glace m'entra dans le bras, et comme j'etendais l'autre pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson m'envahir, plus humide, celui-la, et ils se joignirent dans ma poitrine, m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'enervement. Et je murmurai, saisi par un brusque souvenir: "Sacristi, si je les avais, les deux millions cinq cent mille!" Ma chambre etait lugubre, une chambre de garcon rouennais faite par une bonne chargee aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre! un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis a chantonner, sur un air de cafe-concert, car je frequente quelquefois ces endroits-la: Deux millions, Deux millions Sont bons Avec cinq cent mille Et femme gentille. Au fait, je n'avais pas encore pense a la femme et j'y songeai tout a coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai meme si bien que je fus longtemps a m'endormir. Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je devais me trouver a huit heures a Darnetal pour une affaire importante. Il fallait me lever a six heures--et il gelait.--Cristi de cristi, les deux millions cinq cent mille! Je revins a mon etude vers dix heures. Il y avait la dedans une odeur de poele rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procedure avances--rien ne pue comme ca--et une odeur de clercs--bottes, redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavee, le tout chauffee a dix-huit degres. Je dejeunai, comme tous les jours, d'une cotelette brulee et d'un morceau de fromage. Puis je me remis au travail. C'est alors que je pensai tres serieusement a la demoiselle aux deux millions cinq cent mille. Qui etait-ce? Pourquoi ne pas ecrire? Pourquoi ne pas savoir? Enfin, monsieur, j'abrege. Pendant quinze jours cette idee me hanta, m'obseda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites miseres dont je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-la, presque sans m'en apercevoir, me piquaient a present comme des coups d'aiguille, et chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitot a la demoiselle aux deux millions cinq cent mille. Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on desire une chose, monsieur, on se la figure telle qu'on l'espere. Certes, il n'etait pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille, dotee d'une facon aussi convenable, cherchat un mari par la voie des journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fut honorable et malheureuse. D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne m'avait pas ebloui comme une chose feerique. Nous sommes habitues, nous autres qui lisons toutes les offres de cette nature, a des propositions de mariage accompagnees de six, huit, dix ou meme douze millions. Le chiffre de douze millions est meme assez commun. Il plait. Je sais bien que nous ne croyons guere a la realite de ces promesses. Elles nous font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent vraisemblables, jusqu'a un certain point, pour notre credulite inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils representent et nous disposent a considerer une dot de deux millions cinq cent mille francs comme tres possible, tres morale. Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de chambre, ayant herite brusquement de son pere, avait appris du meme coup la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir a la devoiler a quelque homme qui l'aurait aimee, faisait appel aux inconnus par un moyen fort usite qui comportait en lui-meme une sorte d'aveu de tare originelle. Ma supposition etait stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres, notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu, monsieur. Donc j'ecrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis. Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'apres-midi, j'etais en train de travailler dans mon cabinet, quand le maitre clerc m'annonca: --Mlle Chantefrise. --Faites entrer. Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air embarrassee. --Asseyez-vous, mademoiselle. Elle s'assit et murmura: --C'est moi, monsieur. --Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaitre. --La personne a qui vous avez ecrit. --Pour un mariage? --Oui, monsieur. --Ah! tres bien! --Je suis venue moi-meme, parce qu'on fait mieux les choses en personne. --Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous desirez vous marier? --Oui, monsieur. --Vous avez de la famille? Elle hesita, baissa les yeux et balbutia: --Non, monsieur ... Ma mere ... et mon pere ... sont morts. Je tressaillis.--Donc j'avais devine juste,--et une vive sympathie s'eveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre creature. Je n'insistai pas pour menager sa sensibilite, et je repris: --Votre fortune est bien nette? Elle repondit, cette fois, sans hesiter: --Oh! oui, monsieur. Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me deplaisait pas, bien qu'un peu mure, plus mure que je n'avais pense. C'etait une belle personne, une forte personne, une maitresse femme. Et l'idee me vint de lui jouer une jolie petite comedie de sentiment, de devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je me serais assure que la dot n'etait pas illusoire. Je lui parlai de ce client que je depeignis comme un homme triste, tres honorable, un peu malade. Elle dit vivement:--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants. --Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre. --Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle. --Mon Dieu! oui ou non. Etes-vous pressee de retourner chez vous? --Pas du tout. --Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps. --Vous etes trop aimable, monsieur. --Vous etes descendue a l'hotel? Elle nomma le premier hotel de Rouen. --Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre a votre futur ... notaire de vous offrir a diner, ce soir. Elle parut hesiter, inquiete, indecise; puis elle se decida: --Oui, monsieur. --Je vous prendrai chez vous a sept heures. --Oui, monsieur. --Alors, a ce soir, mademoiselle? --Oui, monsieur. Et je la reconduisis jusqu'a ma porte. * * * * * A sept heures, j'etais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette pour moi et me recut d'une facon tres coquette. Je l'emmenai diner dans un restaurant ou j'etais connu, et je commandai un menu troublant. Une heure plus tard, nous etions tres amis, et elle me contait son histoire. Fille d'une grande dame seduite par un gentilhomme, elle avait ete elevee chez des paysans. Elle etait riche a present, ayant herite de grosses sommes de son pere et de sa mere, dont elle ne dirait jamais les noms, jamais. Il etait inutile de les lui demander, inutile de la supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu a les savoir, je l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitot en femme pratique, sure d'elle, sure des chiffres, des titres, des revenus, des interets et des placements. Sa competence en cette matiere me donna aussitot une grande confiance en elle, et je devins galant, avec reserve cependant; mais je lui montrai clairement que j'avais du gout pour elle. Elle marivauda, non sans grace. Je lui offris du champagne, et j'en bus, ce qui me troubla les idees. Je sentis alors clairement que j'allais devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur qu'elle ne fut aussi un peu emue et qu'elle ne succombat. Pour me calmer, je recommencai a lui parler de sa dot, qu'il faudrait etablir d'une facon precise, car mon client etait homme d'affaires. Elle repondit avec gaiete:--Oh! je sais. J'ai apporte toutes les preuves. --Ici, a Rouen? --Oui, a Rouen. --Vous les avez a l'hotel? --Mais oui. --Pouvez-vous me les montrer? --Mais oui. --Ce soir. --Mais oui. Cela me sauvait de toutes les facons. Je payai l'addition, et nous voici rentrant chez elle. Elle avait, en effet, apporte tous ses titres. Je ne pouvais douter, je les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie au coeur que je fus pris aussitot d'un violent desir de l'embrasser. Je m'entends, d'un desir chaste, d'un desir d'homme content. Et je l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ... le champagne aidant ... je succombai ... ou plutot ... non ... elle succomba. Ah! monsieur, j'en fis une tete, apres cela ...--et elle donc! Elle pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans un etat d'esprit epouvantable. Que faire? J'avais abuse de ma cliente. Cela n'eut ete rien si j'avais eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'etait moi, le client, le client naif, le client trompe, trompe par lui-meme. Quelle situation! Je pouvais la lacher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable, sure! Et puis avais-je le droit de la lacher, la pauvre fille, apres l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquietudes plus tard! Combien peu de securite avec une femme qui succombait ainsi! Je passai une nuit terrible d'indecision, torture de remords, ravage de craintes, ballotte par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison s'eclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me presentai, comme onze heures sonnaient, a l'hotel qu'elle habitait. En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux. Je lui dis: --Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose a faire pour reparer nos torts. Je vous demande votre main. Elle balbutia: --Je vous la donne. Je l'epousai. * * * * * Tout alla bien pendant six mois. J'avais cede mon etude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas un reproche, mais pas un seul a adresser a ma femme. Cependant je remarquais peu a peu que, de temps en temps, elle faisait de longues sorties. Cela arrivait a jour fixe, une semaine le mardi, l'autre le vendredi. Je me crus trompe, je la suivis. C'etait un mardi. Elle sortit a pied vers une heure, descendit la rue de la Republique, tourna a droite, par la rue qui suit le palais archiepiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'a la Seine, longea le pont de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiete, se retournant souvent, epiant tous les passants. Comme je m'etais costume en charbonnier, elle ne me reconnut pas. Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus, son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq. Je me cachai derriere un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'elance, saisit dans ses bras une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, apercoit une autre enfant, plus jeune encore, fille ou garcon, porte par une autre campagnarde, se jette dessus, l'etreint avec violence, et s'en va, escortee des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre et deserte promenade du Cours-la-Reine. Je rentrai effare, l'esprit en detresse, comprenant et ne comprenant pas, n'osant point deviner. Quand elle revint pour diner, je me jetai vers elle, hurlant: --Quels sont ces enfants? --Quels enfants? --Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever? Elle poussa un grand cri et s'evanouit. Quand elle revint a elle, elle me confessa, dans un deluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui, monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, deux garcons. Et c'etait la--quelle honte!--c'etait la l'origine de sa fortune.--Les quatre peres!... Elle avait amasse sa dot. Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire? L'avocat repondit avec gravite: --Reconnaitre vos enfants, monsieur. UNE SOIREE Une Soiree Le marechal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison a Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant a sec et mal avec sa famille, avait ecrit a sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine de liberte. Ce n'est point qu'il aimat beaucoup Mme Padoie, une petite femme moralisante, devote, et toujours irritee; mais il avait besoin d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les Padoie etaient les seuls qu'il n'eut jamais ranconnes. Le pere Varajou, ancien horticulteur a Angers, retire maintenant des affaires, avait ferme sa bourse a son garnement de fils et ne le voyait guere depuis deux ans. Sa fille avait epouse Padoie, ancien employe des finances, qui venait d'etre nomme receveur des contributions a Vannes. Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire a la maison de son beau-frere. Il le trouva dans son bureau, en train de discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa chaise, tendit la main par-dessus sa table chargee de papiers, murmura: "Prenez un siege, je suis a vous dans un instant", se rassit et recommenca sa discussion. Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne comprenait pas leurs raisonnements; il parlait francais, les autres parlaient breton, et le commis qui servait d'interprete ne semblait comprendre personne. Ce fut long, tres long. Varajou considerait son beau-frere en songeant: "Quel cretin!" Padoie devait avoir pres de cinquante ans; il etait grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui faisaient sur ses yeux deux voutes de poils. Coiffe d'un bonnet de velours orne d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensee, tout etait mou. Varajou se repetait: "Quel cretin!" Il etait, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de plus grands plaisirs que le cafe et la fille publique. En dehors de ces deux poles de l'existence, il ne comprenait rien. Hableur, bruyant, plein de dedain pour tout le monde, il meprisait l'univers entier du haut de son ignorance. Quand il avait dit: "Nom d'un chien, quelle fete!" il avait certes exprime le plus haut degre d'admiration dont fut capable son esprit. Padoie, ayant enfin eloigne ses paysans, demanda: --Vous allez bien? --Pas mal, comme vous voyez. Et vous? --Assez bien, merci. C'est tres aimable d'avoir pense a venir nous voir. --Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le metier militaire, on n'a pas grande liberte. --Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est tres aimable. --Et Josephine va bien? --Oui, oui, merci, vous la verrez tout a l'heure. --Ou est-elle donc? --Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; c'est une ville tres comme il faut. --Je m'en doute. Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frere sans empressement, lui tendit la joue et demanda: --Il y a longtemps que tu es ici? --Non, a peine une demi-heure. --Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le salon. Ils passerent dans la piece voisine, laissant Padoie a ses chiffres et a ses contribuables. Des qu'ils furent seuls: --J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle. --Quoi donc? --Il parait que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que tu fais des dettes. Il eut l'air tres etonne. --Moi! Jamais de la vie. --Oh! ne nie pas, je le sais. Il essaya encore de se defendre, mais elle lui ferma la bouche par une semonce si violente qu'il dut se taire. Puis elle reprit: --Nous dinons a six heures, tu es libre jusqu'au diner. Je ne puis te tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses a faire. Reste seul, il hesita entre dormir ou se promener. Il regardait tour a tour la porte conduisant a sa chambre et celle conduisant a la rue. Il se decida pour la rue. Donc il sortit et se mit a roder, d'un pas lent, le sabre sur les mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte au bord de sa mer interieure, qu'on appelle "le Morbihan". Il regardait les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et il murmurait: "Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idee de venir ici!" Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et desole, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour sommeiller jusqu'au diner. La bonne le reveilla en frappant a sa porte. --C'est servi, monsieur. Il descendit. Dans la salle humide, dont le papier se decollait pres du sol, une soupiere attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi trois assiettes melancoliques. M. et Mme Padoie entrerent en meme temps que Varajou. On s'assit, puis la femme et le mari dessinerent un petit signe de croix sur le creux de leur estomac, apres quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse. C'etait jour de pot-au-feu. Apres la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui tombait en bouillie. Le sous-officier le machait avec lenteur, avec degout, avec fatigue, avec rage. Mme Padoie disait a son mari: --Tu vas ce soir chez M. le premier president? --Oui, ma chere. --Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es pas fait pour le monde avec ta mauvaise sante. Alors elle parla de la societe de Vannes, de l'excellente societe ou les Padoie etaient recus avec consideration, grace a leurs sentiments religieux. Puis on servit des pommes de terre en puree, avec un plat de charcuterie, en l'honneur du nouveau venu. Puis du fromage. C'etait fini. Pas de cafe. Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soiree en tete-a-tete avec sa soeur, subir ses reproches, ecouter ses sermons, sans avoir meme un petit verre a laisser couler dans sa gorge pour faire glisser les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce supplice, et il declara qu'il devait aller a la gendarmerie pour faire regulariser quelque chose sur sa permission. Et il se sauva, des sept heures. A peine dans la rue, il commenca par se secouer comme un chien qui sort de l'eau. Il murmurait: "Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle corvee!" Et il se mit a la recherche d'un cafe, du meilleur cafe de la ville. Il le trouva, sur une place, derriere deux becs de gaz. Dans l'interieur, cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et causaient doucement, accoudes sur de petites tables, tandis que deux joueurs de billard marchaient autour du tapis vert ou roulaient les billes en se heurtant. On entendait leur voix compter: "Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de chance.--Oh! joli coup! bien joue!--Onze.--Il fallait prendre par la rouge.--Vingt.--Bille en tete, bille en tete.--Douze. Hein! j'avais raison?" Varajou commanda: "Une demi-tasse et un carafon de fine, de la meilleure." Puis il s'assit, attendant sa consommation. Il etait accoutume a passer ses soirs de liberte avec ses camarades, dans le tapage et la fumee des pipes. Ce silence, ce calme l'exasperaient. Il se mit a boire, du cafe d'abord; puis son carafon d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un. Il se dit: "Cristi, me voila remonte. Il faut que je fasse la fete." Et l'idee lui vint aussitot de trouver des filles pour s'amuser. Il appela le garcon. --He, l'employe! --Voila, m'sieu. --Dites, l'employe, ousqu'on rigole ici? L'homme resta stupide a cette question. --Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici! --Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi? --Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne biere ou du bon vin. --Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais? --Les demoiselles! ah! ah! --Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici? --Des demoiselles? --Mais, oui, des demoiselles! Le garcon se rapprocha, baissa la voix: --Vous demandez ousqu'est la maison? --Mais oui, parbleu! --Vous prenez la deuxieme rue a gauche et puis la premiere a droite.--C'est au 15. --Merci, ma vieille. V'la pour toi. --Merci, m'sieu. Et Varajou sortit en repetant: "Deuxieme a gauche, premiere a droite, 15." Mais au bout de quelques secondes, il pensa: "Deuxieme a gauche,--oui,--Mais en sortant du cafe, fallait-il prendre a droite ou a gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien." Et il marcha, tourna dans la seconde rue a gauche, puis dans la premiere a droite, et chercha le numero 15. C'etait une maison d'assez belle apparence, dont on voyait, derriere les volets clos, les fenetres eclairees au premier etage. La porte d'entree demeurait entr'ouverte, et une lampe brulait dans le vestibule. Le sous-officier pensa: --C'est bien ici. Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela: -Ohe! Ohe! Une petite bonne apparut et demeura stupefaite en apercevant un soldat. Il lui dit: --Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut? --Oui, monsieur. --Au salon? --Oui monsieur. --Je n'ai qu'a monter? --Oui, monsieur. --La porte en face? --Oui, monsieur. Il monta, ouvrit une porte et apercut, dans une piece bien eclairee par deux lampes, un lustre et deux candelabres a bougies, quatre dames decolletees qui semblaient attendre quelqu'un. Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un peu guinde, sur des sieges de velours grenat, tandis que la quatrieme, agee de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase; elle etait tres grosse, vetue d'une robe de soie verte qui laissait passer, pareille a l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras enormes et son enorme gorge, d'un rose rouge poudrederize. Le sous-officier salua: --Bonjour, mesdames. La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina: --Bonjour, monsieur. Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il songea que les officiers seuls etaient sans doute admis dans ce lieu; et cette pensee le troubla. Puis il se dit: "Bah! s'il en vient un, nous verrons bien." Et il demanda: --Alors, ca va bien? La dame, la grosse, la maitresse du logis sans doute, repondit: --Tres bien! merci. Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut. Cependant il eut honte, a la fin, de sa timidite, et riant d'un rire gene: --Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ... Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et Padoie, en habit noir, apparut. Alors Varajou poussa un hurlement d'allegresse, et, se dressant, il sauta sur son beau-frere, le saisit dans ses bras et le fit danser tout autour du salon en hurlant: "V'la Padoie ... V'la Padoie ... V'la Padoie ..." Puis, lachant le percepteur eperdu de surprise, il lui cria dans la figure: --Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fete, toi,... Ah! Farceur.... Et ma soeur!... Tu la laches, dis!... Et songeant a tous les benefices de cette situation inesperee, a l'emprunt force, au chantage inevitable, il se jeta tout au long sur le canape et se mit a rire si fort que tout le meuble en craquait. Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauverent, tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prete a defaillir. Et deux messieurs apparurent, decores, tous deux en habit. Padoie se precipita vers eux: --Oh! monsieur le president ... il est fou ... il est fou ... On nous l'avait envoye en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou.... Varajou s'etait assis, ne comprenant plus, devinant tout a coup qu'il avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant vers son beau-frere: --Ou donc sommes-nous ici? demanda-t-il. Mais Padoie, saisi soudain d'une colere folle, balbutia: --Ou ... ou ... ou nous sommes.... Malheureux ... miserable ... infame.... Ou nous sommes ... Chez monsieur le premier president!... chez monsieur le premier president de Mortemain ... de Mortemain ... de ... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... canaille!... TABLE Boule de Suif L'Epave Decouverte Un Parricide Le Rendez-vous Bombard Le Pain Maudit Les Sabots La Buche Magnetisme Divorce Une Soiree End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** ***** This file should be named 10746.txt or 10746.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/0/7/4/10746/ Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. http://www.gutenberg.net/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. 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